Interview très intéressante de Jean Pierre Hansen (ex Mr Electrabel) par Le Soir:
Atlantiste ne lis pas ca, tu risques de faire un infarctus
La page wiki du Monsieur (il a un CV académique assez impressionnant, je trouve):
fr.wikipedia.org
Jean-Pierre Hansen: «L’Europe regarde l’électricité comme elle regarde un tube de dentifrice»
L’ancien patron d’Electrabel critique vivement vingt ans de « doxa néolibérale du tout au marché », porté par la Commission européenne. Il plaide pour une réforme des marchés du gaz et de l’électricité. Et a imaginé deux solutions de crise que la Belgique pourrait, seule, oser à court terme.
«C’est une gravissime erreur d’avoir cru que le marché pouvait, à lui seul, tout régler.»
Ses apparitions médiatiques se font rares. Mais dans le contexte actuel, l’ancien patron d’Engie (on disait Electrabel, à l’époque) peut difficilement échapper aux interpellations. Pas plus tard que jeudi, il dinait en compagnie d’invités qui l’ont bombardé de questions. « Je leur ai dit que je ne pouvais pas répondre, car j’avais donné l’exclusivité au Soir », plaisante Jean-Pierre Hansen, à peine arrivé à la rédaction. Nous l’avions sollicité pour qu’il livre son regard sur cette crise énergétique qui frappe l’Europe de plein fouet.
L’ex-CEO, aujourd’hui administrateur chez Nethys, arrive à la rédaction du Soir une farde à la main, quelques calculs griffonnés sur des feuilles toujours à l’effigie de GDF Suez. « J’ai préparé une petite histoire », entame l’interviewé. « Ce qui m’étonne avec cette crise, c’est qu’elle étonne. Tous les ingrédients étaient réunis pour que ça donne ce que ça donne ».
Elle commence comment, cette petite histoire ?
Dans un conflit, celui qui tient l’arme « énergie » l’utilise toujours... jusqu’au moment où cela ne fonctionne plus. Il y a de bons exemples dans le passé. En 1972, Arthur Scargill, leader syndicaliste des mineurs de charbon anglais, déclenche une grève insurrectionnelle pour obtenir une hausse des salaires. Et il obtient gain de cause. Plus tard, au milieu des années 80, Scargill remet le couvert avec la même grève, tout aussi dure. Mais là, il perd. Parce que, contrairement au début des années 70, le charbon n’était plus la source principale d’énergie du Royaume-Uni. Le pays avait entre-temps développé le nucléaire, trouvé des champs de gaz. Scargill et son charbon n’avaient plus la même force de frappe. Autre exemple : l’explosion du prix du pétrole pendant la guerre du Kippour (1973). Le baril est passé de 2 à 12 dollars en quatre mois, pour ponctionner les pays occidentaux. Et l’Opep a refait le coup en 1979, lors du deuxième choc pétrolier. Le baril grimpe jusqu’à 40 dollars. Mais là, ils ont été trop loin. Entre-temps, les mesures de diversification de l’approvisionnement avaient pu produire leur effet. La demande a réagi de manière telle que le prix du baril est nettement redescendu.
Il faut déduire de ces histoires que la dépendance européenne au gaz russe est trop importante pour gagner cette manche ?
On savait que Poutine allait utiliser l’arme du gaz. Il fallait s’y préparer. La seule manière de faire, c’est de ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier. La Belgique, à ce niveau-là, ne s’est pas si mal débrouillée. Mais le problème, c’est l’Allemagne. Elle a renoncé à toute autre alimentation gazière que celle des tuyaux qui viennent du Yamal (une péninsule russe, NDLR). C’est une fragilité extraordinaire, d’un point de vue stratégique. Personne ne peut comprendre cette politique énergétique. Aujourd’hui, l’Allemagne essaye de pallier tant bien que mal ses erreurs et ses horreurs. Mais la première raison de ce qui nous arrive, c’est que Poutine disposait d’une arme énergétique dans un conflit géopolitique. Et forcément, celui qui a cette arme l’utilise.
Il y a d’autres facteurs responsables de la situation actuelle ?
Oui : la politique européenne du « tout au marché ». Depuis 2000, la doxa européenne a été de dire, pour l’énergie comme pour le reste : le marché peut tout, tout le temps et pour tout le monde, petits comme grands consommateurs. L’Europe regarde le produit « électricité » comme elle regarde un tube de dentifrice. Or ce bien combine trois choses, tout comme le gaz d’ailleurs : ce sont des produits commerciaux, stratégiques et de service public. C’est rare de combiner les trois. Sauf que la doxa néolibérale de la Commission, il faut appeler un chat un chat, considère que même pour ces produits-là, le marché résout tout, tout le temps. La concurrence, et rien que la concurrence. C’est l’erreur initiale : ne pas avoir tenu compte de l’aspect stratégico-politique des produits énergétiques.
Erreur initiale. Donc il y en a d’autres ?
La conception de ces marchés, en particulier celui de l’électricité, est erronée depuis le départ. Le design est mauvais. Un électron a par exemple la même valeur, qu’il vienne d’une source de production garantie ou d’une source intermittente. Pour un produit complexe comme l’électricité, non stockable, qui se déplace sur des réseaux selon des chemins qu’on ne connait pas, il fallait imaginer un marché avec des caractéristiques particulières. On voit d’ailleurs que l’électricité est le bien échangeable dont les prix sont les plus volatils. Ces problèmes sont connus depuis longtemps. Or l’Europe est restée sourde à toutes les objections qui ont été faites, comme à toutes les propositions introduites. Les fonctionnaires de la Commission sont restés dans leur tour d’ivoire. C’est une gravissime erreur d’avoir cru que le marché pouvait, à lui seul, tout régler. Et c’est encore pire de ne pas avoir voulu ouvrir les yeux pour s’en rendre compte.
Alors on fait quoi ? On change tout ?
Il faut clairement réformer ces marchés. Mais cela risque de prendre un peu de temps. A court terme, laissons d’abord une chance à l’Europe de proposer une réforme. J’ai cru comprendre qu’il y avait une réunion importante le 9 septembre. Et s’il n’en sort rien, mettons en œuvre en Belgique deux réformes de crise.
Il est possible d’agir au niveau belge ?
Oui. La Belgique pourrait prendre deux mesures à court terme. Pour l’électricité, d’abord, il faut séparer les prix en trois catégories. Pour la première, celle des clients résidentiels, le prix devrait être régulé, administré, indexé et limité. Donc repris en main par l’Etat belge, qui peut confier la fixation de ce tarif au régulateur, la Creg. Ce prix serait sans lien avec le marché. La Belgique peut actionner ce levier seule, sans l’Europe. Il existe une clause dérogatoire qui permet aux Etats membres de fixer un tarif réglementé de vente jusque 2025. C’est d’ailleurs ce que la France a fait, et 70 % des clients résidentiels français en profitent.
Mais quel serait l’intérêt des fournisseurs d’appliquer un tel tarif ?
Ils n’auraient pas le choix. L’Etat belge leur imposerait ce tarif régulé, point. Et tout client résidentiel qui souhaite en bénéficier pourrait l’obtenir. Ce n’est pas forcément un tarif bon marché. Mais c’est un prix contrôlé par le régulateur.
Vous parliez de trois catégories de prix.
La deuxième, ce serait un prix variable, dépendant du marché, dont pourraient bénéficier les grands consommateurs ou les industriels qui le souhaitent. Enfin, on maintiendrait un marché basé sur la même mécanique qu’aujourd’hui. Mais aucun consommateur ne verrait ce prix de marché. Il serait réservé aux professionnels, et simplement indicatif des opportunités d’échanges entre opérateurs et entre bourses.
Et sur le gaz, on fait pareil ?
Non, parce que les structures d’échanges ne sont pas les mêmes. Puis tous les pays ne sont pas producteurs de gaz. Il faudrait réunir les grands importateurs de gaz en Belgique, comme Engie, Total, Distrigaz… (ceux qui fournissent ensuite ce gaz aux clients belges, NDLR). Et on leur dirait : « écoutez, le prix du gaz a été multiplié par dix, ça ne va pas. Mainstreet et Wallstreet sont en désaccord frontal, c’est mauvais pour tout le monde, y compris pour vos affaires. Je conçois que vous ne puissiez pas vous éloignez des prix de marché, mais on va faire ce qu’on a fait dans les mêmes circonstances en 1974 pour le pétrole : un contrat programme ».
C’est-à-dire ?
Le gouvernement a négocié avec la fédération pétrolière, à l’époque, pour que le prix d’importation du pétrole soit à un prix de revient audité et rationnel, auquel s’ajoute une variabilité par rapport au prix de marché, à négocier. Je pars d’un coût audité, réel, et j’ajoute – pour donner un exemple – 15 % de marge pour tenir compte de la volatilité du marché. Ca génère un tunnel entre 85 % et 115 % du prix de revient. Et le tarif d’achat du gaz, dans le cas actuel, devrait toujours être compris dans cet intervalle. Si les prix de marché explosent, le prix serait donc plafonné à 115 % du prix de revient.
Mais quel est l’intérêt pour les fournisseurs de signer pareil accord ?
S’ils ne signent pas ce contrat-programme, négocié avec eux, ils se verraient appliquer une cotisation spéciale de crise. Il faut évidemment négocier tous les paramètres et faire les calculs précis : la dimension du tunnel, la hauteur de cette cotisation spéciale incitative. Mais j’ai eu l’idée jeudi, je n’ai pas pu faire ces calculs dans l’intervalle. Je sais juste que je ne vais pas me faire des amis chez Engie en proposant cela (rires).
Tarif régulé imposé en électricité, prix d’achat plafonné en gaz. Les fournisseurs, exposés au marché, ne risquent-ils pas de fuir ? Ou de se mettre dans le rouge ?
Pendant la crise pétrolière, je n’ai vu aucun fournisseur tomber en faillite. Puis pour le gaz, on parle d’une mesure qui doit durer de trois à six mois, le temps de la crise. Et qui n’est nécessaire que si l’Europe n’agit pas, elle-même, sur les prix de marché.
Vous parlez d’une cotisation de crise « incitative ». Mais l’idée de taxer tous les surprofits, ça ne vous parle pas ?
C’est quoi un surprofit ? Comment peut-on définir cela ? Ça ne veut rien dire… Par contre, je dis que les profits générés par ceux qui utilisent ces marchés idiots ne sont pas légitimes.
Donc vous ne contestez pas que des sociétés gagnent trop, aujourd’hui ?
Je ne sais pas ce que c’est, « trop ». Il y a des sociétés qui gagnent beaucoup d’argent vu les imperfections du marché. Et si les profits ne sont basés que là-dessus, ils ne sont pas légitimes.
Et donc ?
Il faut faire un choix politique. Et mon idée, c’est cette cotisation spéciale pour inciter tous les fournisseurs de gaz à signer le contrat-programme que je propose.