Décryptage sur l'annonce de Poutine, ça permet de relativiser.
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En annonçant ce dimanche qu’il « mettait les forces de dissuasion de l’armée en régime spécial d’alerte au combat », Vladimir Poutine a ravivé de vieilles angoisses liées à une guerre nucléaire. Des bombardiers chargés de missiles à tête nucléaire sont-ils prêts à décoller ? Faut-il rouvrir les abris antiatomiques ?
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Y a-t-il une vraie menace ou est-on face à une manoeuvre de dissuasion ?
« La Russie, jusqu’ici, ne fait rien d’inattendu : elle est en plein dans ses principes de dissuasion nucléaire », décode Gustav Gressel, de l’European Council on Foreign Relations. « Son but, et c’est exprimé très formellement dans sa politique nucléaire, c’est d’influencer l’opinion publique et les preneurs de décisions dans les autres pays. La Russie a déjà perdu ces opinions publiques sur les sanctions et les livraisons d’armes... »
« On est bien dans une gesticulation dont le but est d’effrayer le citoyen lambda », confirme André Dumoulin, politologue spécialiste de la défense européenne, chargé de cours à l’ULG. « Mais il y a en réalité une neutralisation, parce que la dissuasion opère des deux côtés. Nous ne sommes pas dans une logique où l'Ukraine serait l’enjeu d'une nucléarisation quelconque, qui viserait des objectifs en Europe ou ailleurs. Il faudrait pour cela que les intérêts vitaux russes soit fondamentalement menacés, que la survie même de la Russie soit en jeu : nous n’y sommes absolument pas. »
« Il y a comme une impression que Vladimir Poutine est prisonnier de son discours », précise Alain De Neve, analyste à l'Institut royal supérieur de Défense (Bruxelles). « Dans ses allocutions qui ont précédé le lancement des opérations en Ukraine, il a évoqué la Russie comme puissance nucléaire : il n'avait donc pas d'autre choix que d'activer ce premier niveau en matière de préparation de ses troupes de combat. »
La préparation de forces conventionnelles est quelque chose de très visible. La dissuasion nucléaire est par contre toujours basée sur l'ambivalence : on ne communique pas sur sa propre détermination, mais sur ce que l'autre perçoit de cette détermination. Une sorte de poker géant...
« Du côté américain », poursuit Alain De Neve, « il n'y a jusqu’ici pas eu de communication officielle sur l'élévation du niveau de sécurité, les fameux DefCon (DEFense readiness CONdition, état de préparation de la défense, soit le niveau d'alerte ou de préparation des forces américaines - NDLR). Même s’il s’agit pour l'instant de pure rhétorique, cela suppose certainement un niveau de préparation ou de vigilance un peu plus élevé. De toute façon, ces forces sont continuellement en alerte, au service de la dissuasion. On pourrait donc dire qu'il n'y a pour l'instant rien de nouveau sous le soleil. »
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Vladimir Poutine pourrait-il quand même pousser sur le bouton ?
« Pour lancer une attaque, on ne pousse pas sur un bouton, mais on tourne des clés ! », précise André Dumoulin. « Il n’y a d’abord pas de vraie raison qu'il le fasse. Et puis, cela entraînerait une telle protestation mondiale, la Russie serait encore plus au ban de la société internationale. Et, avant l’usage de l’arme nucléaire, en Russie comme aux Etats-Unis, il y a des personnes très haut placées dans la hiérarchie militaire qui ont le droit d’intervenir. Quand Donald Trump était au pouvoir, le chef d'état-major de l'armée américaine avait demandé aux officiers supérieurs de le prévenir si le président se montrait tenté d’utiliser les codes nucléaires. »
Tous les experts ne sont pas sur la même longueur d’onde. « Je vais être honnête : je suis nerveux », a confié de son côté au Guardian Pavel Podvig, expert en matière d’arsenal nucléaire de la Russie, basé à Genève. « Récemment, le Kremlin a manqué de rationalité, et ce n’est pas un bon signe. En temps de paix, les circuits sont comme déconnectés, et un ordre de lancement ne peut pas être physiquement transmis. L’ordre de Poutine permet en quelque sorte de connecter les réseaux, et donc de lancer le cas échéant un ordre de lancement. »
« C’est vrai que c’est la première fois depuis 60 ans, depuis la crise des missiles à Cuba, qu’il y a un tel niveau de tension », nuance Alain De Neve. « On a l’impression que les compteurs ont été remis à zéro : le traité ABM (anti-ballistic missile) avait été signé à Moscou en 1972 pour limiter les armes stratégiques... mais les Etats-Unis et la Russie en sont sortis. On est donc revenu à un type de dissuasion plus proche de ce qui existait dans les années 60... »
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Est-il possible d’intercepter une arme nucléaire quand elle est lancée ?
« Il n’est pas possible d’intercepter un obus nucléaire tiré par de l'artillerie », précise André Dumoulin. « C’est compliqué aussi s’il s’agit d’un missile air-sol : en plus, il est pratiquement impossible de déterminer s’il est nucléaire. Idem pour un missile balistique sol-sol. Ou s’il est fait usage d’un bombardier : il est très difficile de déterminer si la bombe larguée est nucléaire ou pas. On s’en rendrait compte trop tard... »
Tout cela n’est guère rassurant.
« Mais si le niveau d’alerte d’une puissance nucléaire s’élève, ça, on le voit », poursuit-il. « Parce qu’il y a plus de sous-marins nucléaires qui sortent des ports, davantage de bombardiers en alerte au sol ou en l'air. Et les dalles des silos abritant des missiles intercontinentaux s'ouvrent : tout cela serait forcément observé par les satellites américains. Nous n’en sommes absolument pas là... »
Et si une arme nucléaire explosait, cela provoquerait un tollé international total : l’arme nucléaire n’a plus été utilisée depuis Nagasaki. C’est le tabou absolu.
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Où en est la campagne pour le désarmement nucléaire ?
« L’heure n’est absolument pas à la dénucléarisation », analyse André Dumoulin. « Tout simplement parce que pour mener ce type de politique, il faut qu’il y ait énormément de confiance entre les partenaires. Cela a été le cas jadis avec le président soviétique Mikhaïl Gorbatchev, et cela a permis de résoudre la crise des euromissiles dans les années 80, et de réduire le potentiel nucléaire tactique, les Américains retirant les missiles de croisière nucléaires de leurs navires. On était là dans un schéma de confiance. Il n’existe plus... »
Mais quel sera l’impact final de la crise actuelle ? « On ignore s’il sera positif ou négatif », s’interroge Alain De Neve. « L’heure était déjà plutôt au détricotage des grands accords en matière d'armement, de vérification, de limitation de production. Et parallèlement à cela, les puissances nucléaires dépensent des milliards pour la modernisation technologique de leur arsenal. La limitation d’un stock d’armes nucléaires de 6.000 à 2.000 têtes aurait-elle d’ailleurs un sens ? Le résultat ne serait guère différent : il s’agirait simplement de réduire le nombre de fois où on pourrait détruire la planète. On est donc dans un registre symbolique, presque irréel. »
Comme l’ont réaffirmé début janvier avec sagesse les cinq membres du Conseil de sécurité possédant l’arme nucléaire, « une guerre nucléaire ne peut être gagnée, et elle ne doit jamais être menée ». La Russie avait alors signé cette déclaration