Article publié dans Le Soir hier à propos des SMR pour ceux que ça intéresse.
Les « petits réacteurs modulaires » ou SMR sont présentés comme le complément idéal des énergies renouvelables. Pourraient-ils prendre le relais de Doel et Tihange? Notre pays veut en tout cas essayer de se glisser dans la course.
Ce mardi 31 janvier à 23h59, le réacteur nucléaire de Tihange 2 va entamer sa phase de mise à l’arrêt définitif. C’est la deuxième unité qui tire sa révérence dans le cadre de la loi de sortie du nucléaire de 2003 – Doel 3 a été éteint le 23 septembre 2022. Les cinq autres réacteurs que compte le parc nucléaire belge connaîtront le même sort en 2025. Puis, si tout se déroule selon les termes de l’accord conclu entre Engie et le gouvernement, Doel 4 et Tihange 3 devraient faire leur « come-back » en novembre 2026, pour dix années d’exploitation supplémentaires.
Et après, qu’en sera-t-il de la place du nucléaire dans le bouquet énergétique belge ? D’autres réacteurs pourraient-ils être prolongés, et pour une plus longue durée ? A cette heure, c’est la bouteille à l’encre. Seule certitude : la porte à un « nucléaire du futur », comme on l’appelle, a été laissée entrouverte par le gouvernement, qui a promis 100 millions d’euros sur quatre ans au Centre d’étude de l’énergie nucléaire à Mol (SCK CEN) pour étudier la technologie des SMR et, à terme, en développer un exemplaire belge. « SMR » ? Traduisez : les « petits réacteurs modulaires » (« small modular reactors » en anglais).
Cette technologie, la Belgique n’est pas la seule à s’y intéresser, loin de là. On recense plus de 80 projets de recherche et de développement de ces réacteurs d’une puissance allant de 30 à 300 MW électriques (MWe) – contre 1.000 à 1.600 MWe pour leurs grands frères actuellement en activité. Les pays les plus avancés sont la Russie et la Chine, où respectivement deux et un SMR sont déjà connectés au réseau électrique. La Grande-Bretagne, la France ou le Canada, par exemple, sont à différents stades d’études et de designs, l’Argentine a commencé à construire un démonstrateur, mais qui n’est pas encore opérationnel faute de financements. Aux Etats-Unis, l’agence de régulation nucléaire a certifié la semaine dernière un premier modèle de SMR de la société NuScale, qui assure qu’une première « centrale » dans l’Idaho composée de six unités de 77 MWe sera « complètement opérationnelle » en 2030.
Aux yeux de leurs promoteurs, les SMR sont parés de toutes les vertus : moins chers – ils seront fabriqués en usine et transportés, parfois déjà chargés de leur combustible nucléaire, sur le lieu d’utilisation –, plus flexibles, plus sûrs et moins générateurs de déchets, tout en offrant une production non émettrice de CO 2 qui permettra de pallier l’intermittence des énergies renouvelables dans la perspective d’une société décarbonée à l’horizon 2050. « C’est toujours parfait quand c’est dans le futur », nuance Francesco Contino, professeur spécialisé en énergie à l’UCL. « Dans les faits, ce ne le sera pas, évidemment. C’est une solution de compromis, une technologie nucléaire avancée rendue bon marché par sa modularité, ce qui répond en partie à la question des coûts d’investissement. Les SMR auront leur place dans un bouquet énergétique, pour aider à amortir les pics de puissance du renouvelable ».
1. A quel prix ?
Aucun modèle commercial de SMR n’existant à cette heure, on ne peut se reposer que sur des estimations. Le projet canadien MoltexFlex annonce un coût de production de l’électricité « aussi bas » que l’éolien, d’environ 44 dollars/MWh. Aux Etats-Unis, NuScale a déjà revu (nettement) à la hausse son « target price », passé de 58 à 89 dollars/MWh (+ 53 %) dans ses dernières prévisions. C’est que le SMR semble aller à l’encontre de la règle qui a toujours prévalu dans l’industrie nucléaire, caractérisée par des investissements colossaux et des chantiers de grande ampleur. « Historiquement, on a cherché à développer des réacteurs de plus en plus grands, dans le but de faire baisser les coûts grâce à des économies d’échelle », rappelle Jan Vande Putte, expert nucléaire chez Greenpeace Belgique. « Ce qui n’a pas été le cas, soit dit en passant, en raison du renforcement des règles de sûreté, qui ont fait grimper ces mêmes coûts. Aujourd’hui, ironie de l’Histoire, on fait un pas en arrière vers des réacteurs plus petits ».
« L’objectif avec les SMR, c’est de réaliser les économies par la production en série », explique Hamid Aït Aberrahim, directeur général adjoint du SCK CEN. Pour ce dernier, la question du coût est avant tout liée à celle du marché. « Est-ce qu’on a déjà une idée de combien de réacteurs on doit fabriquer dans une usine pour que ce soit rentable ? », interroge-t-il. « Pour pouvoir le dire exactement, il faut commencer par construire ne serait-ce que des démonstrateurs de technologie, et puis projeter le marché. Un pays qui fait aujourd’hui le forcing, ce sont les Etats-Unis avec NuScale. Il y a là-bas à peu près 500 unités de production d’électricité au charbon avec une puissance de 100 à 300 MWe. Pour répondre au défi climatique, on pourrait imaginer de changer la chaudière de ces centrales : on garde la centrale avec sa turbine et on remplace le boiler au charbon par un SMR. Il y a a là un marché suffisamment grand pour le rentabiliser… à condition que toutes les centrales choisissent le même réacteur ».
2. Avec quels dangers ?
Un point qui semble faire consensus est celui d’un moindre risque d’accident majeur des SMR, en raison de leur sécurité dite « passive ». « Attention : on ne parle pas du réacteur en fonctionnement », explique le professeur Abderrahim. « En fonctionnement, dans la majorité des modèles de SMR proposés, on aura des pompes pour faire circuler le liquide de refroidissement – comme dans les grands réacteurs. Mais pour n’importe quel réacteur, grand ou petit, quand on arrête la réaction en chaîne, il reste une chaleur résiduelle liée aux produits de fission. Cette radioactivité représente 7 % de la puissance. Dans un gros réacteur de 1.000 MWe, soit environ 3.000 MW thermiques (MWt), il y a 210 MWt de chaleur qui continuent à sortir même quand le réacteur est arrêté. Il faut donc continuer à refroidir, sinon le cœur du réacteur va fondre. Dans un petit réacteur de 200 MWe, soit 600 MWt, il ne reste 4,2 MWt de chaleur résiduelle à extraire : on peut utiliser le principe du thermosiphon, un circuit de refroidissement qui fonctionne sans électricité extérieure. Le liquide continuera à circuler et le cœur ne va jamais fondre. Mais ce n’est possible que parce que le réacteur est petit ».
Il n’en reste pas moins qu’en multipliant les réacteurs et leurs lieux d’installation, comme le présuppose le principe même des SMR, on multiplie malgré tout les risques d’incidents sur site. Une « dissémination » qui inquiète Jan Vande Putte. « Une production décentralisée se traduit par davantage de sites à protéger », relève l’expert nucléaire. « D’autant que la plupart des concepts de SMR utilisent du combustible avec un taux d’enrichissement élevé, de l’ordre de 20 %. Cela pose d’abord la question de l’approvisionnement, dès lors que le seul fournisseur de cet uranium est le groupe russe Rosatom – qui est par ailleurs impliqué dans l’armement nucléaire. Il y a une dépendance totale. Mais le risque majeur est celui de la prolifération nucléaire. Qui va décider des pays sûrs auxquels ces technologies pourront être transférées ? Il y a un risque élevé qu’elles soient détournées à de fins militaires ».
3. Quid des déchets radioactifs ?
La question des déchets radioactifs est consubstantielle à l’activité nucléaire. Aujourd’hui, en Belgique, on n’a pas encore officiellement décidé de ce qu’on allait faire de ce qu’on appelle pudiquement le « passif nucléaire », du moins pour ce qui concerne les déchets les plus radioactifs et/ou à plus longue durée de vie – qui resteront dangereux pour l’homme et l’environnement pendant des centaines de milliers d’années. L’enfouissement géologique, à plusieurs centaines de mètres sous terre, constitue l’option la plus probable. Mais est-on prêt à rajouter une couche de déchets supplémentaires à celles déjà accumulées jusqu’ici ? Avec les SMR vient la promesse d’une moins grande production de déchets, voire de la possibilité de « brûler » une partie d’entre eux dans ces nouveaux réacteurs. « Les SMR peuvent utiliser en partie du combustible usé », assure Serge Dauby, directeur du Forum nucléaire.
« Tout dépend de la technologie », nuance toutefois Hamid Aït Abderrahim. « Si on reste dans les réacteurs basés sur le refroidissement avec de l’eau, comme les grands réacteurs d’aujourd’hui, les SMR vont continuer à produire le même type de déchets nucléaires qu’aujourd’hui. L’uranium 238 dans le combustible devient du neptunium, du plutonium, du curium… Ce sont eux, les actinides mineurs, qui sont les déchets nucléaires les plus embêtants ».
Du côté du SCK CEN, on recommande donc plutôt au gouvernement de développer un modèle de SMR dit « à neutrons rapides », refroidi au plomb. « Si je n’utilise plus l’eau comme caloporteur, mais autre chose – du sodium, du plomb ou du plomb-bismuth –, je peux faire la fission de l’uranium 235 et de l’uranium 238 dans le même réacteur », indique le directeur adjoint. « Et on ne fabrique pas ces noyaux plus lourds! Le réacteur ne produit plus comme déchets que des produits de fission – les noyaux d’uranium cassés. Un réacteur à neutrons rapides va produire moins de déchets et il pourrait même manger ses propres déchets ». Un « appétit » insuffisant pour imaginer réutiliser du combustible usagé des actuelles centrales de Doel et Tihange. « Dans un SMR, 2% seulement du cœur peut être du déchet », précise Hamid Aït Abderrahim. Pour espérer brûler davantage de déchets, il faudrait mener à son terme un autre projet du SCK CEN : Myrrha, un réacteur à neutrons rapides piloté par un accélérateur de particules, qui acceptera « jusqu’à 45 % de déchets comme combustible et en divisera la radioactivité par un facteur 1.000 », dit le professeur Aberrahim.
4. Quand ?
Mais au final, de quel futur parle-t-on ? « Si les SMR sont pertinents pour une diversification du mix énergétique, ce n’est ni pour demain, ni pour après-demain », reconnaît Francesco Contino. « Sur base des données et des connaissances techniques, et des demandes potentielles, on se situe à un horizon 2040-2045 », concède Hamid Aït Abderrahim. Trop tard pour la transition énergétique ? « C’est le besoin qui fait loi », ajoute le directeur adjoint du SCK CEN. « Si la crise énergétique s’aggrave, il faudra faire sortir ces réacteurs nucléaires de terre plus vite qu’on ne l’imagine aujourd’hui. Et donc il faudra mettre les moyens pour ce faire. On voit qu’on va vers une impossibilité de résoudre la crise climatique en misant uniquement sur les énergies renouvelables. Sérieusement, il va falloir accélérer la combinaison du nucléaire avec le renouvelable, essentiellement l’éolien offshore. Avec ces deux composantes, on pourra arriver à la société neutre en CO2 ».
Reste à voir si la « petite » Belgique n’est pas déjà en retard pour avoir vraiment son mot à dire. « Si on me demande de rester dans le réacteur à eau, les Russes, les Américains ou les Chinois sont largement en avance », reconnaît le professeur Abderrahim. « Ça n’aurait pas de sens de faire un design nous-mêmes, autant acheter directement un réacteur disponible. Mais si nous voulons que notre pays soit aussi un acteur dans le développement des SMR, il est logique de choisir une technologie où nous sommes en avance. Est-ce que grâce au SCK CEN, on va faire le réacteur de A à Z ? Nous avons besoin de partenaires industriels, pas seulement au niveau de la technologie des réacteurs, mais aussi pour y associer les futurs utilisateurs ». Serge Dauby, lui, se veut même plus optimiste, parlant de « solution rapide », et confiant dans la possibilité de créer un consortium d’industriels belges qui pourra s’appuyer « sur des partenariats avec le Canada et la France » pour fabriquer un « SMR belge » au milieu de la prochaine décennie.