Entretiens croisés: deux experts se penchent sur la décision de Bruxelles contre Microsoft Par Estelle Dumout et Jerome Thorel
ZDNet France
Vendredi 26 mars 2004
Deux jours après le verdict du 24 mars, nous avons sollicité les analyses de deux spécialistes des questions de concurrence – le juriste David Wood et l’économiste François Levêque – pour mieux comprendre les enjeux de la sanction de Bruxelles.
François Lévêque est économiste, spécialiste des problèmes de concurrence. Il enseigne à la fois à l'université de Californie à Berkeley, et à l'Ecole nationale des mines de Paris (ENSMP). Il s'est longuement penché sur le cas Microsoft au moment du procès intenté par le ministère américain de la Justice jusqu'en novembre 2002.
David Wood est avocat associé à Bruxelles, spécialiste des questions antitrusts au sein du cabinet Howrey Simon Arnold & White. En outre, il a travaillé pendant dix ans au sein de la direction générale de la Concurrence de la Commission européenne.
Ces entretiens ont été réalisés par téléphone et amendés par les deux intervenants.
ZDNet: Quels sont les premiers enseignements que vous tirez de la décision du 24 mars?
François Lévêque: C'est une bonne nouvelle pour le consommateur européen, car un compromis, accord à l'amiable, a été évité. C'est comme dans les affaires de non-respect de brevets: généralement peu d'affaires se terminent au tribunal, on négocie entre les deux parties. Ce qui implique que le brevet contesté reste toujours valide aux yeux des tiers. Dans notre affaire, c'est la Cour de justice européenne qui tranchera le cas Microsoft, et cela aura plus de chances d'influencer son comportement concurrentiel que ne l'aurait fait un compromis. La décision du juge aura également une portée plus générale. Elle éclairera les conditions de légalité des offres de produits liés et des refus d’information pour assurer la compatibilité des produits. Je pense d'autre part que Microsoft a raté son coup. Ils auraient dû négocier il y a deux ans, avant la troisième communication des griefs (celle qui implique Media Player, Ndlr), plus solide et documentée que les précédentes. Négocier, c'est justement éviter qu'un juge ne fasse jurisprudence, éviter qu'il y ait un "précédent". Et c'est ce que cherche aujourd'hui la Commission.
David Wood: Les principes sont assez orthodoxes, la Commission a déjà pris des décisions similaires. Sur le premier point (interopérabilité des logiciels serveurs avec Windows, Ndlr), le droit européen interdit à une entreprise en position dominante de refuser de fournir des biens et/ou services – «refus de vente» – car son caractère anticoncurrentiel est évident.
La décision concernant le "tying" (vente liée de Windows et de Media Player, Ndlr) est moins orthodoxe, car on parle d’un produit intégral. Microsoft affirme que l’OS ne fonctionnera pas bien si on enlève WMP. Mais la Commission semble avoir pris la position suivante: c’est la faute de Microsoft d’avoir intégré ces deux produits, au point que l’un ne fonctionne plus sans l’autre. C’est nouveau parce que la jurisprudence n'a jamais exigé que l'on sépare deux produits intégrés.
La question essentielle est la suivante: Microsoft va-t-il essayer de développer des produits indépendants ou vont-ils continuer à intégrer leurs produits à l’avenir? C’est une question très difficile, mais je ne vois pas Microsoft adopter la seconde solution. Pour moi ce n’est même pas une question d’amende. C’est surtout parce que la Commission risque de demander le retrait du marché des produits en question.
Que pensez-vous de la portée dissuasive de l'amende de 500 millions d'euros?
F L: À mon sens elle n'est pas dissuasive. La somme correspond à moins de 2% de son chiffre d'affaires. La loi européenne autorise la CE a aller jusqu'à 10%. Pourquoi ne pas avoir tapé plus haut? Je pense que Monti a suivi la jurisprudence: pour un abus de position dominante, on en est resté à 75 millions d'euros (affaire Tetra Pack en 1991).
Ensuite, 500 millions n'est – économiquement parlant – pas dissuasif, car ce montant est inférieur au bénéfice que Microsoft retire de son comportement aujourd’hui condamné. Petit à petit, les amendes infligées à Microsoft vont cependant représenter une somme non négligeable. Rappelons qu'en 2003 la Californie a obtenu 1 milliard de dollars (dédommagement réglant plusieurs litiges en nom collectif, Ndlr), et un peu plus tôt AOL 750 millions en échange de l'abandon de sa plainte.
D W: Ce n’est pas l’aspect financier qui pose problème pour Microsoft. Mais c’est gênant en termes d’image de marque et de comportement envers les gouvernements. Surtout que si l’éditeur recommence, la Commission pourra demander une amende plus élevée la prochaine fois. Et n'oublions pas que le plus facile à obtenir devant la Cour de première instance (CPI), c’est la réduction de l’amende. La CPI l'accorde souvent, car elle a une marge de décision très large.
Votre analyse sur les remèdes proposés sur le cas sur Media Player?
F L: La Commission est optimiste sur la portée de ses remèdes lorsqu’elle indique qu’ils vont mettre fin au comportement abusif de Microsoft. Plus généralement, disons que l'option «démantèlement» évoquée en 2000 aux Etats-Unis, mais jamais appliquée, aurait eu par exemple des effets immédiats sur la concurrence. Alors que dans le cas des remèdes proposés par Bruxelles, c'est beaucoup moins évident. Par exemple: qu'est-ce qui empêchera Microsoft, une fois dissocié Media Player de Windows, de mettre au point des interfaces qui permettent à son lecteur de mieux fonctionner que ceux des concurrents. Ce serait cocasse de se retrouver dans quelques années, dans le secteur des lecteurs multimédias, dans la même situation que celle dénoncée aujourd'hui par la CE en matière d'interopérabilité des logiciels serveurs...
D W: La Commission a été assez maligne sur ce point. Est-ce qu’on peut dire qu’offrir deux produits distincts va nuire à Microsoft? L’éditeur va dire qu’il va perdre des parts de marché sur les OS, que la vente liée le protège de la concurrence, mais c’est justement le fond même de l’affaire. Ce sont des arguments qui seront donc difficilement recevables. Pour moi les chances de voir les sanctions sur WMP suspendus sont de 50%.
Votre analyse sur le chapitre des interfaces pour serveurs, et de la «licence obligatoire» qu'imposerait la CE à Microsoft?
D W: À propos des mesures suspensives, il est évident pour moi que la CPI va bloquer les sanctions sur l’interopérabilité. Car Microsoft va jouer sur l’argument qu’il ne s’agit pas simplement de fournir des informations supplémentaires aux concurrents.
Il faut souligner que la CE enquête actuellement sur les conditions de licence de l’éditeur. Dans le cas IMS Health, la Commission avait ordonné au propriétaire de fournir une licence sur son copyright aux concurrents. Cette décision a été suspendue par le tribunal de première instance, mais il n’y a pas encore de décision sur le fond, l’affaire est toujours en cours. Et Mario Monti l’a rappelé hier, la jurisprudence est assez robuste et solide sur le droit qu’à la Commission d’imposer une telle chose. Elle a été assez prudente, mais ce qu’elle fait est tout à fait orthodoxe.
F L: Mario Monti joue en effet gros sur cette question à cause de l'aspect propriété intellectuelle. Je pense qu'en évoquant les royalties que Microsoft est en droit de réclamer, que le code source n'est pas concerné, etc., Monti laisse penser qu'il n'est pas vraiment sûr de son coup. Il sait en tout cas qu'il devra prouver que ce que dit Brad Smith – qu'on leur impose une «compulsory licencing» –, n'est pas fondé.
Les remèdes seront-ils utiles même s'ils sont repoussés de deux ans par la justice européenne?
D W: Pour la Commission, il était important d’établir des principes. Le principe de base étant d’obliger Microsoft à vendre des produits de manière indépendante, de telle façon que les fabricants de PC puissent choisir les logiciels à la carte et refuser les contrats d’exclusivité de Microsoft. Même si les remèdes sont suspendus cela ne change pas grand-chose. Il y a désormais plus de pouvoir dans les mains des fabricants, ils ont plus de marge de manoeuvre.
F L: Mario Monti redoute en effet que la CPI ne rende suspensives les sanctions proposées. (Microsoft n'aurait pas à repecter les délais imposés de 90 et 120 jours, Ndlr). Dans son communiqué, la CE a semble-t-il donné un signe à l'adresse des juges en voulant dire: «Si vous suspendez aujourd'hui l'application des remèdes, au moment du jugement au fond d'ici deux ans, Media Player aura déjà quasiment 100% du marché.» Et alors, en effet, les remèdes ne serviront plus à rien. Les concurrents auront tous disparus.