Joseph HENROTIN
Mis en ligne le 15/02/2006
- - - - - - - - - - -
Les manifestations violentes ne se sont jamais produites que dans deux cas de figure: là où les mouvements extrémistes sont les plus forts et là où les politiques y ont intérêt...
AP
Peu de commentateurs l'ont remarqué mais «l'affaire des caricatures» a émergé dans un contexte complexe. Est-ce, en effet, un hasard que des caricatures du prophète Mohammed - publiées depuis belle lurette et que bon nombre de manifestants, dans le monde arabe, n'auront jamais vues - soient le prétexte aux démonstrations de force en tous genres (des plus pacifiques aux plus inquiétantes)?
Peu d'événements internationaux sont orphelins et la victoire électorale du Hamas, les déclarations tonitruantes du Président iranien et l'affaire des caricatures deviennent autant de messages - de sabres - servant à construire et à rendre réel l'artificiel d'un choc des civilisations. Petit exercice, trop succinct, de déconstruction.
Si certains avaient pu considérer que l'Union européenne avait été pour le moins tiède en regard du Hamas et de l'Iran militaire, ils en ont été pour leurs frais. La possibilité que les financements à l'attention des Territoires palestiniens soient suspendus tant que le Hamas ne reniait pas une partie de ce qui fondait sa différence avec le Fatah (destruction d'Israël, lutte armée) est bien réelle. La victoire du parti aura ainsi clarifié la situation - malheureusement, sans laisser l'espoir de la résoudre - et fait atteindre un niveau de consensus jamais atteint au niveau européen. C'est un premier conflit, bien net, entre l'Europe et un monde arabe qui, malgré l'utilisation de l'image palestinienne comme figure de la victimisation, n'a finalement été que peu solidaire à l'égard des Palestiniens.
Deuxième opposition, deuxième consensus, un Iran dirigé par un Président antisémite, désirant plus que tout disposer d'un arsenal nucléaire, jouant entre sérieux et provocation. Hilare, le Président iranien pouvait déclarer qu'il n'avait plus rien à voir avec le Traité de non-prolifération. Après avoir gagné du temps au cours de négociations à rebondissements, on le croit volontiers. Sauf que, dans le même temps, l'Iran déploie un activisme international considérable et ne se cantonne pas à vouloir un instrument de dissuasion. Avec le financement de groupes de guérilla opérant en Irak, l'Iran cherche à se diversifier stratégiquement et prévoit le pire. Les commandes de matériels militaires à la Russie se sont succédé et Téhéran s'attend manifestement à des frappes contre ses sites d'enrichissement.
On comprendra donc que «l'affaire des caricatures» intervient dans un contexte idéal pour leur instrumentalisation par l'Iran mais aussi la Syrie. L'Iran chiite peut fournir au monde musulman majoritairement sunnite sa «deuxième bombe» (après la pakistanaise) avec la bénédiction syrienne. Or, l'Iran et le Hamas ont des relations particulières: si la victoire du second sera saluée par le premier, il existe une marge pour le renforcement de leurs relations, promu par le Président iranien mais envisagé avec distance par des dirigeants comme Rafsandjani. Mais derrière ce questionnement portant sur la pénétration et l'influence du nouveau Président sur la structure politique iranienne, se pose aussi la question du renforcement d'une coalition de facto, positionnée contre l'Europe mais incluant aussi une Syrie également dans «l'axe du mal» américain. Clairement, la victoire du Hamas renforce un certain nombre de mouvements islamistes au Proche et au Moyen-Orient. Se rapprocher du Hamas, c'est, pour Téhéran, se rapprocher également de ces mouvements. Tout en renforçant ces derniers: la stratégie est imparable, tout le monde y gagne.
Pourtant, si les différentes lignes idéologico-religieuses sont loin d'être identiques, un des principes stratégiques élémentaires à l'échelle de l'histoire reste de renforcer ses alliances avant un affrontement. Les caricatures, dans ce contexte, ont été instrumentalisées comme étant le troisième sabre. Au Moyen-Orient, s'il faut s'allier les politiques, il fait aussi s'allier la rue et renforcer les alliances «par le bas». Mais il convient ici de nuancer. Les images sont trompeuses, seule une fraction des populations est intervenue dans les incendies et autres effractions d'ambassades et de représentations diplomatiques: ce sont loin d'être les millions d'habitants de Damas ou de Téhéran qui sont descendus dans les rues. De même, toutes les écoles juridiques de l'Islam ne sont pas d'accord sur la représentation du prophète ou du réel (notre environnement): s'il existait un consensus sur la question, il n'y aurait pas d'al Jazeera... Remarquons aussi que tous les Etats n'ont pas embrayé.
Les manifestations violentes ne se sont jamais produites que dans deux cas de figure: là où les mouvements extrémistes sont les plus forts et là où les politiques y ont intérêt. Prenons donc garde de ne pas tomber dans des amalgames dans lesquels certains voudraient nous faire tomber - particulièrement lorsque d'autres caricatures, jamais parues, et celles-là franchement insultantes, ont été utilisées pour mettre de l'huile sur le feu. En effet, outre qu'elles soient franchement bêtes et méchantes (mais serait-ce, en matière religieuse, la première fois?), toutes ces caricatures donnent un prétexte idéal pour des démonstrations de force. Et ce, même si Téhéran et Damas n'ont pas manipulé toutes les manifestations: quelques-unes suffisent dans un contexte de frustration pour le monde musulman. Au final, le phénomène s'auto-entretient et l'amalgame entre l'Europe, les Etats-Unis et Israël en sera plus facile. Construire un ennemi unique, irrespectueux des traditions, voire franchement barbare, est également une constante de la préparation des conflits.
La vérité, dit le proverbe, est toujours la première victime des guerres. Le plus malheureux, c'est que les phénomènes d'instrumentalisation et de manipulation ne sont guère dénoncés. Mais les musulmans les plus pacifistes, là-bas, sont déjà pris entre le marteau et l'enclume. Et nous ne les aidons pas, alors qu'ils sont nos meilleurs alliés: l'oubli de la stratégie, encore... En effet, nous nous noyons dans des excuses qui, finalement, n'auront guère d'autre impact que de nous rassurer et de prouver à ceux qui instrumentalisent la foi l'efficacité de leurs manipulations. S'ensuivent, sans doute sans arrière-pensées, des propositions de lois contre l'islamophobie. Ce qui serait une bonne chose si ces lois protégeaient des personnes (comme celles portant sur l'antisémitisme et, plus généralement, le racisme) et non des croyances, qui ne peuvent être placées au-dessus d'une Critique qui a fait de l'Europe ce qu'elle est.
Sans doute l'Europe ferait-elle mieux de développer une réelle stratégie d'influence où ses excuses, quelle que soit leur valeur (et il y a fort à parier qu'elles ne suffiront pas), ne seraient pas le substitut d'un réel dialogue, comme il semble que ce soit, malheureusement, le cas. Or, le dialogue euro-méditerranéen va mal. Nos initiatives politiques restent limitées. Notre compréhension des politiques de la zone, notamment au travers de la recherche, est proche du point mort. En somme et en conclusion, tout concourt à faire le lit des projets des plus extrémistes. Beaucoup d'intérêts animent donc ce débat. Sommes-nous prêts à considérer que le devoir de critique recouvre bien plus d'enjeux que la seule viabilité de la philosophie?
© La Libre Belgique 2006