M
ManJaGan
ex membre
Un petit extrait d'une reflexion intéressante sur la prohibition,( j'ai mis en gras le plus interessant pour ceux qui n'aime pas lire ) , je vous invite a lire le texte complet : AUREANO G., L'État et la prohibition de (certaines) drogues.
L’ÉTAT ET LA PROHIBITION DE (CERTAINES) DROGUES
La nature politique de la prohibition de drogues
Toute analyse portant sur les politiques antidrogue ne saurait passer sous silence le rôle clé joué par la prohibition. C’est elle qui définit la drogue en tant que problème politique – nécessitant l’intervention de l’Etat. La drogue est, en effet, un phénomène déterminé plus par un investissement politique que par la répression. Ce n'est pas le trafic des stupéfiants qui suscite la guerre contre la drogue, mais bien la guerre elle-même qui détermine les choix des trafiquants. Affirmer cela ne signifie pas nier l'existence du commerce illicite, de l'argent sale, de la corruption politique ou de la violence des organisations criminelles. Mais l'exportation de cocaïne, d'héroïne ou de cannabis ne sera qualifiée de « trafic » et ne donnera lieu à des délits et à des activités répressives que dans un contexte politique précis, celui de la prohibition. Or, celle-ci ne surgit pas ex nihilo. Elle procède d'un ensemble de décisions politiques, qui définissent la légalité ou l’illégalité d’une drogue, et déterminent donc ses conditions de production, celles de sa commercialisation et de son usage. Le pouvoir politique fait beaucoup plus que réagir contre le trafic. Il détermine son statut juridique, les obstacles que les trafiquants doivent franchir pour livrer leur marchandise ainsi que les complicités admises ou défendues.
En fait, la prohibition est le fruit d’un processus historique conflictuel, marqué par d’intenses disputes et maintenu par un jeu de forces déterminé. Dès le début du XXe siècle, la mise en place d’un régime international visant à contrôler la production et l’usage de certaines substances répond largement à des préoccupations politiques états-uniennes, empreintes de lourds préjugés culturels et foncièrement racistes[8]. Ce projet a heurté de nombreux obstacles pendant plus d’un demi siècle. Les puissances européennes ont efficacement contesté la position prohibitionniste des États-Unis jusqu’à la fin des années 1950, au moment où elles ont cessé de tirer des profits fiscaux du commerce du pavot et du chanvre dans leurs colonies. A l'heure actuelle, trois instruments normatifs, mis au point par l'ONU sous l’égide de Washington, prescrivent à la société internationale les normes que tous les États doivent respecter en ce qui a trait à la production, au commerce et à la consommation de drogues. Ces instruments sont la Convention unique sur les stupéfiants de 1961, la Convention sur les substances psychotropes de 1971 et, enfin, la Convention contre le trafic illicite des stupéfiants et des substances psychotropes de 1988[9].
Ces trois instruments ont remplacé tous les traités précédents. Il convient d’analyser sommairement la définition des drogues qu’y qui y figure, car elle détermine ce à quoi s’engagent les différentes parties concernées[10]. Appelées tantôt « stupéfiants », tantôt « substances psychotropes », les drogues semblent avoir provoqué maintes hésitations taxonomiques, lesquelles, en réalité, ne font que mettre en évidence les difficultés rencontrées au moment de l’élaboration des textes.
En 1961, il a été impossible de clarifier le concept de stupéfiant, pourtant central dans la Convention. La définition retenue procède de la tautologie : est un stupéfiant toute substance figurant dans la liste des stupéfiants (article 1). Aucun principe pharmacologique ou physiologique n’est invoqué. C'est donc la décision politique de classer une substance comme étant un stupéfiant qui décide de sa nature et, conséquemment, de son interdiction. Sur ce plan, Escohotado [11] souligne que personne ne peut expliquer pour quelles raisons les délégués ont collé l'étiquette de stupéfiant à certains produits et non pas à d'autres aux effets très similaires[12].
Pour évaluer la justesse de cette remarque, il suffit de se tourner vers les classifications introduites par la Convention. Elle distribue les substances classées en quatre tableaux dont la logique, à première vue, est difficile à discerner[13]. Le Tableau I soumet à une fiscalisation internationale stricte l'opium, la cocaïne, le cannabis, leurs dérivés et de nombreuses substances synthétiques. Les Tableaux II et III déterminent quelles drogues synthétiques et quelles préparations pharmaceutiques à base d'opium ou d'opiacés seront l'objet de contrôles moins sévères. Le Tableau IV reclassifie le cannabis – déjà inclut au Tableau I – pour le placer à côté des substances aux propriétés particulièrement toxicomanogènes[ ?], dont l'héroïne. Cette confusion, pour le pharmacologue Denis Richard, est flagrante. La classification des drogues, affirme-t-il, a ainsi parfaitement atteint son but, celui d’introduire « ipso facto une dichotomie entre drogues occidentales, réputées utiles et donc légalisées (ce seront les médicaments) et drogues traditionnelles, du tiers monde, jugées inutiles et donc prohibées. C’est ainsi que le cannabis sous forme de plante y voisine avec l’héroïne[14] ».
Mais le plus extraordinaire, c'est, peut-être, l'omission d'un large éventail de produits qui avaient déjà suscité d'innombrables intoxications, au premier rang desquels se trouvent les barbituriques, les amphétamines et les neuroleptiques. Et il faudrait encore tenir compte de la nicotine et de l'alcool. À ces absences notoires s'ajoutent des erreurs flagrantes : la cocaïne, par exemple, est considérée comme un stupéfiant, c’est-à-dire comme une substance qui assoupit ou fait dormir, ce qui est exactement le contraire de son effet réel.
Pour que l'arbitraire de ce classement ne soit pas insoutenable, les délégués ont dû trouver une définition des drogues toxicomanogènes justifiant le partage opéré au goût de l’Occident. C'était une tâche extrêmement compliquée. Ils ne pouvaient même pas compter sur les paramètres établis par l'Organisation mondiale de la Santé. (OMS). En effet, cette dernière avait tenté d’établir une classification scientifique des drogues conformément aux interdictions en vigueur depuis le début du siècle. Selon les experts, les substances toxicomanogènes pouvaient être caractérisées à l'aide de trois critères pratiques : elles exigent une augmentation progressive des doses pour provoquer toujours les mêmes sensations (tolérance), elles engendrent un besoin « invincible » de continuer à en prendre (assuétude ou toxicomanie) et leur privation, après une un certain temps période d'utilisation régulière, produit des symptômes physiques manifestes (syndrome de sevrage)[15]. Mais, comme nous l’avons indiqué précédemment, il était impossible d'appliquer cette définition au cannabis et à la cocaïne, tout comme il était illogique de ne pas l'appliquer à l'alcool, au tabac et à de nombreux produits pharmaceutiques en vente libre[16].
Si la tolérance, l'assuétude et le syndrome de sevrage ne pouvaient être utilisés comme principes universels de classification, comment légitimer les restrictions sélectives imposées par la Convention ? Les délégués ont abouti à une autre définition circulaire : certaines substances sont prohibées parce qu'elles créent un « risque d'abus », ce qui est le propre – précise-t-on – de celles qui figurent sur l'un ou l'autre des tableaux. Le critère n'est donc pas scientifique, mais politique : l’abus potentiel, que l'on suppose être une qualité inhérente aux drogues classées, est en réalité défini par la décision prétorienne d'un organisme international, qui choisit, suivant des critères d’homologation à géométrie variable, de mettre à l’index une molécule déterminée. Mais il fallait encore fixer le sens du terme « abus ». C’est alors que la Convention finit par avouer l'inavouable : seule l’ « autorisation légale » de consommer une substance contrôlée distingue l'usage de l'abus (article 32). Toutefois, les médecins, seuls autorisés à les prescrire, n’ont pas les mains libres : leurs ordonnances ne peuvent avoir comme objectif que l'utilisation thérapeutique ou la recherche scientifique (article 2, 2). Au travers de ces choix, qu’aucune preuve scientifique ne vient appuyer, toutes les expériences individuelles et tous les usages traditionnels des drogues classées sont devenus un abus et, par conséquent, un problème pour les pays signataires. Les États, en effet, doivent procéder, en vertu l'article 38 de la Convention, à l’identification, le traitement et la réadaptation sociale de toute personne ayant abusé des stupéfiants, c'est-à-dire de tous ceux qui en consomment sans supervision médicale.
Dix ans plus tard, en 1971, la Convention de Vienne sur les substances psychotropes allait créer quatre nouveaux tableaux de substances contrôlées ou interdites, qui s'ajoutent aux précédents. Le Tableau I comprend les hallucinogènes redécouverts par la beat generation, comme le LSD, la mescaline et la psilocybine. Et pour que rien ne soit livré au hasard, on y a inséré le principe actif du cannabis, le tétrahydrocannabinol ou THC (la seule plante qui peut en produire était déjà doublement interdite en vertu de la Convention de 1961). Le Tableau II regroupe les amphétamines, quelques substances analogues, et la phencyclidine ou PCP. Au Tableau III sont inscrits quelques barbituriques à action de courte durée. Le Tableau IV inclut des barbituriques à action durable, des hypnotiques non barbituriques, des tranquillisants mineurs – dont la « happy pill » ou méprobamate – et des anorexiques.Les ambivalences restent tout aussi remarquables qu'en 1961. Des sédatifs très en usage et très toxiques, les benzodiazépines, ne sont soumis à aucun contrôle[17]. En revanche, les substances inscrites au Tableau I ont été l'objet d'une prohibition absolue, même si elles n'engendrent ni de tolérance ni d'assuétude et que leur toxicité est minime[18].
Le terme psychotrope utilisé dans la nouvelle Convention pose des problèmes similaires à celui de stupéfiant, même si les experts l’ont introduit pour pallier aux limitations de ce dernier. Sa définition reste pareillement tautologique procède également de la tautologie : un psychotrope est un produit appartenant à la liste des psychotropes (article 1). Pour donner de plus grandes précisions, on n'y parle pas de risque d'abus, mais des substances qui peuvent a) créer un « état de dépendance », b) avoir un effet sur le cerveau, et c) donner lieu à des risques sanitaires ou sociaux (article 2). Cette définition, comme le démontrent les tableaux mentionnés ci-dessus, ne correspond toujours pas aux seules substances contrôlées.
Si les conventions internationales tracent une frontière claire entre les produits et leurs possibles usages, la logique qui soutient ce partage demeure circulaire : certaines substances sont interdites parce qu’elles sont toxicomanogènes et elles sont toxicomanogènes parce qu’elles ont été ainsi qualifiées par l’autorité qui les interdit. De cette exclusion de certains produits découle celle de tous ceux qui osent y toucher, que les États s’engagent à soumettre à des mesures pénales ou disciplinaires.
Des mots à l’action
Ces instruments légaux, malgré les doutes qui peuvent exister quant à leur rationalité et à leur ethnocentrisme, sont effectivement appliqués depuis quarante ans. De nombreux organismes – internationaux et régionaux – surveillent la mise en ½uvre des traités antidrogue, auxquels la plupart des pays, pour éviter des chantages ou pour faire preuve d’allégeance envers les Etats-Unis, a fini par adhérer. L'Organisation des Nations unies a mis sur pied la Commission des stupéfiants (CS) et l'Organe de contrôle international des stupéfiants (OICS), qui coordonnent leurs efforts au moyen du Programme des Nations unies pour le contrôle international des drogues (PNUCID). Mais d'autres institutions internationales interviennent également dans le contrôle des accords multilatéraux, notamment l'Organisation mondiale de la santé (OMS), l'Organisation internationale de police criminelle (OIPC ou Interpol) et le Conseil de coopération douanière (CCD)[19].
À ces organismes internationaux viennent s’ajouter des structures visant à renforcer la coopération au sein de différents ensembles géographiques. Dans le cas Il en est ainsi de la communauté latino-américaine que, dès la fin des années 1960, les Etats-Unis l’ont « poussée » à mobiliser ses propres ressources afin de consolider le régime international de lutte contre la drogue sur un plan régional. Le premier instrument juridique mis en place a été le Traité sud-américain sur les stupéfiants et les substances psychotropes (ASEP) de 1973, qui recommandait aux pays signataires l'adoption de mesures draconiennes pour éliminer la production, le trafic et l'usage de drogues illicites. Après la «déclaration de guerre à la drogue» lancée par Ronald Reagan en 1982 – geste qui marquait, en réalité, le début d’une campagne particulièrement orientée contre la cocaïne en provenance des pays andins – l'Organisation des États américains (OEA) a contribué à mettre en place une véritable politique de coopération régionale, comprenant tous les pays des Amériques.
Le premier pas significatif vers l'instauration d'un régime interaméricain de contrôle des stupéfiants est la Déclaration de Quito contre le trafic de narcotiques, signée le 11 août 1984 par la Bolivie, la Colombie, l'Équateur, Panama, le Venezuela, le Nicaragua et le Pérou. Elle est suivie, en novembre 1985, par l'adoption de la résolution 699 lors de la réunion de l'Assemblée générale de l'OEA à Brasilia. Cette résolution, à son tour, convoque la Conférence interaméricaine spéciale sur le trafic des stupéfiants, tenue à Rio de Janeiro l'année suivante.
Adopté à l'issue de cette conférence, le Programme interaméricain d'action de Rio de Janeiro contre l’usage, la production et le trafic illicite de stupéfiants et de substances psychotropes définit une série de principes fondamentaux, précise des objectifs et fait un certain nombre de recommandations aux États membres et aux organes de l'OEA dans le but de contrôler le phénomène de la drogue dans les trois Amériques. En particulier, le Programme de Rio prévoit la création de la Commission interaméricaine pour le contrôle de l'abus de drogues (CICAD). Mis sur pied en 1986, cet organisme a pour mission d'assurer l'élaboration, la coordination et le suivi des mesures prescrites dans le Programme d'action. De plus, la CICAD surveille de près les organismes destinés à coordonner la lutte contre la drogue que chaque pays membre de l’OEA s'est engagé à créer. Les États membres ont ainsi l'obligation d'établir des contrôles, de mettre en ½uvre des mesures précises et d'en soumettre les résultats à une évaluation externe. Pour parfaire le système, la CICAD met à la disposition des différentes institutions nationales une panoplie de « modèles » à suivre, qu'il s'agisse de campagnes éducatives, du contrôle des précurseurs chimiques ou des accords de coopération dans tous les domaines concernés par la lutte contre la drogue. En 1995, un traité plus général, la Stratégie antidrogue du continent américain, est venu y mettre de l’ordre en confirmant les grandes orientations de la politique de coopération régionale[20].
Même si tous ces mécanismes ne fonctionnent pas parfaitement, ils ont permis à la CICAD de contribuer de façon significative à la diffusion du paradigme états-unien de lutte contre la drogue. Celui-ci obéit à un seul principe – la prohibition – et à une seule stratégie –la répression. Les débats concernant la manière la plus équitable et la plus efficace de venir à bout du commerce des drogues sont ainsi limités par deux impératifs auxquels il est impossible de s’opposer – interdire et combattre. Toute proposition alternative peut être assimilée à une connivence coupable avec les trafiquants. Ce consensus a d’ailleurs été renforcé par de nombreux accords bilatéraux entre les États-Unis et chacun des pays du sous-continent latino-américain.
Un peu en retrait par rapport au système interaméricain du contrôle des stupéfiants, la Drug Enforcement Administration (DEA) et les agences de renseignement des États-Unis (CIA, FBI, DIA) ont pour tâche de contrôler ce qui échappe aux mécanismes formels d'intervention. En outre, le Congrès américain évalue chaque année, début avril, les efforts entrepris par les États « vulnérables » pour combattre la production ou le trafic de drogues[21]. Pour plusieurs de ces pays, il est indispensable d'obtenir une certification, ou une accréditation favorable de Washington, afin de continuer à recevoir une aide militaire ou financière. Notons que ces mesures coercitives unilatérales conditionnent l'ensemble du système interaméricain de lutte contre la drogue. Par conséquent, elles en font partie de plein droit, malgré leur caractère arbitraire et souvent peu transparent.
Pour résumer, nous pouvons dire que la prohibition a une base matérielle concrète, faite d'une multiplicité d'institutions et de traités qui lui donnent un contenu précis. Il s’agit non seulement de normes, mais d’un appareil institutionnel développé, qui plonge ses racines dans chaque État. Or, c’est justement ce réseau de mécanismes de coopération et de contrôle, où coexistent des acteurs de toutes sortes (multilatéraux, nationaux, publics, secrets, officiels, informels), qui détermine dans quelles conditions le trafic peut s’exercer, notamment pour être aussi rentable. Cela signifie que si nous ignorons les effets structurants de la prohibition, nous passons sous silence une dimension essentielle du phénomène de la drogue, dans la mesure où les modalités et l'expansion du trafic de stupéfiants sont en grande partie liées à l’interdit qui s’y attache. La logique de la prohibition sous-tend en effet la création et la légitimité des institutions – nationales, régionales ou internationales – chargées de la lutte antidrogue, qui, par le biais de leur action et de leur discours, renforcent et élargissent à leur tour l'interdit initialement imposé. Ce faisant, elles contribuent à créer et à perpétuer un contexte favorable au développement d'organisations criminelles, dont les profits dépendent exclusivement de l'interdit absolu qui frappe la production et l'usage de certaines substances. Or, la croissance de l'industrie de la drogue vient, in fine, justifier et affermir la logique prohibitionniste qui la commande. Reconnaître l'existence d'un tel cercle vicieux ne conduit pas à une négation de la réalité et de l'ampleur des problèmes de violence, de corruption et de marginalité liés à la drogue. Il s'agit plutôt de percevoir différemment ces problèmes en soulignant, dès le départ, que l'action de l’État contribue à les définir et les perpétuer. Cette approche permet d’écarter ainsi les représentations « diabolisantes » de la drogue qui, en l’associant à une menace «claire et immédiate» et à un ennemi aisément identifiable, lui donnent une importance démesurée tout en la caricaturant.
La suite : AUREANO G., L'État et la prohibition de (certaines) drogues.
L’ÉTAT ET LA PROHIBITION DE (CERTAINES) DROGUES
La nature politique de la prohibition de drogues
Toute analyse portant sur les politiques antidrogue ne saurait passer sous silence le rôle clé joué par la prohibition. C’est elle qui définit la drogue en tant que problème politique – nécessitant l’intervention de l’Etat. La drogue est, en effet, un phénomène déterminé plus par un investissement politique que par la répression. Ce n'est pas le trafic des stupéfiants qui suscite la guerre contre la drogue, mais bien la guerre elle-même qui détermine les choix des trafiquants. Affirmer cela ne signifie pas nier l'existence du commerce illicite, de l'argent sale, de la corruption politique ou de la violence des organisations criminelles. Mais l'exportation de cocaïne, d'héroïne ou de cannabis ne sera qualifiée de « trafic » et ne donnera lieu à des délits et à des activités répressives que dans un contexte politique précis, celui de la prohibition. Or, celle-ci ne surgit pas ex nihilo. Elle procède d'un ensemble de décisions politiques, qui définissent la légalité ou l’illégalité d’une drogue, et déterminent donc ses conditions de production, celles de sa commercialisation et de son usage. Le pouvoir politique fait beaucoup plus que réagir contre le trafic. Il détermine son statut juridique, les obstacles que les trafiquants doivent franchir pour livrer leur marchandise ainsi que les complicités admises ou défendues.
En fait, la prohibition est le fruit d’un processus historique conflictuel, marqué par d’intenses disputes et maintenu par un jeu de forces déterminé. Dès le début du XXe siècle, la mise en place d’un régime international visant à contrôler la production et l’usage de certaines substances répond largement à des préoccupations politiques états-uniennes, empreintes de lourds préjugés culturels et foncièrement racistes[8]. Ce projet a heurté de nombreux obstacles pendant plus d’un demi siècle. Les puissances européennes ont efficacement contesté la position prohibitionniste des États-Unis jusqu’à la fin des années 1950, au moment où elles ont cessé de tirer des profits fiscaux du commerce du pavot et du chanvre dans leurs colonies. A l'heure actuelle, trois instruments normatifs, mis au point par l'ONU sous l’égide de Washington, prescrivent à la société internationale les normes que tous les États doivent respecter en ce qui a trait à la production, au commerce et à la consommation de drogues. Ces instruments sont la Convention unique sur les stupéfiants de 1961, la Convention sur les substances psychotropes de 1971 et, enfin, la Convention contre le trafic illicite des stupéfiants et des substances psychotropes de 1988[9].
Ces trois instruments ont remplacé tous les traités précédents. Il convient d’analyser sommairement la définition des drogues qu’y qui y figure, car elle détermine ce à quoi s’engagent les différentes parties concernées[10]. Appelées tantôt « stupéfiants », tantôt « substances psychotropes », les drogues semblent avoir provoqué maintes hésitations taxonomiques, lesquelles, en réalité, ne font que mettre en évidence les difficultés rencontrées au moment de l’élaboration des textes.
En 1961, il a été impossible de clarifier le concept de stupéfiant, pourtant central dans la Convention. La définition retenue procède de la tautologie : est un stupéfiant toute substance figurant dans la liste des stupéfiants (article 1). Aucun principe pharmacologique ou physiologique n’est invoqué. C'est donc la décision politique de classer une substance comme étant un stupéfiant qui décide de sa nature et, conséquemment, de son interdiction. Sur ce plan, Escohotado [11] souligne que personne ne peut expliquer pour quelles raisons les délégués ont collé l'étiquette de stupéfiant à certains produits et non pas à d'autres aux effets très similaires[12].
Pour évaluer la justesse de cette remarque, il suffit de se tourner vers les classifications introduites par la Convention. Elle distribue les substances classées en quatre tableaux dont la logique, à première vue, est difficile à discerner[13]. Le Tableau I soumet à une fiscalisation internationale stricte l'opium, la cocaïne, le cannabis, leurs dérivés et de nombreuses substances synthétiques. Les Tableaux II et III déterminent quelles drogues synthétiques et quelles préparations pharmaceutiques à base d'opium ou d'opiacés seront l'objet de contrôles moins sévères. Le Tableau IV reclassifie le cannabis – déjà inclut au Tableau I – pour le placer à côté des substances aux propriétés particulièrement toxicomanogènes[ ?], dont l'héroïne. Cette confusion, pour le pharmacologue Denis Richard, est flagrante. La classification des drogues, affirme-t-il, a ainsi parfaitement atteint son but, celui d’introduire « ipso facto une dichotomie entre drogues occidentales, réputées utiles et donc légalisées (ce seront les médicaments) et drogues traditionnelles, du tiers monde, jugées inutiles et donc prohibées. C’est ainsi que le cannabis sous forme de plante y voisine avec l’héroïne[14] ».
Mais le plus extraordinaire, c'est, peut-être, l'omission d'un large éventail de produits qui avaient déjà suscité d'innombrables intoxications, au premier rang desquels se trouvent les barbituriques, les amphétamines et les neuroleptiques. Et il faudrait encore tenir compte de la nicotine et de l'alcool. À ces absences notoires s'ajoutent des erreurs flagrantes : la cocaïne, par exemple, est considérée comme un stupéfiant, c’est-à-dire comme une substance qui assoupit ou fait dormir, ce qui est exactement le contraire de son effet réel.
Pour que l'arbitraire de ce classement ne soit pas insoutenable, les délégués ont dû trouver une définition des drogues toxicomanogènes justifiant le partage opéré au goût de l’Occident. C'était une tâche extrêmement compliquée. Ils ne pouvaient même pas compter sur les paramètres établis par l'Organisation mondiale de la Santé. (OMS). En effet, cette dernière avait tenté d’établir une classification scientifique des drogues conformément aux interdictions en vigueur depuis le début du siècle. Selon les experts, les substances toxicomanogènes pouvaient être caractérisées à l'aide de trois critères pratiques : elles exigent une augmentation progressive des doses pour provoquer toujours les mêmes sensations (tolérance), elles engendrent un besoin « invincible » de continuer à en prendre (assuétude ou toxicomanie) et leur privation, après une un certain temps période d'utilisation régulière, produit des symptômes physiques manifestes (syndrome de sevrage)[15]. Mais, comme nous l’avons indiqué précédemment, il était impossible d'appliquer cette définition au cannabis et à la cocaïne, tout comme il était illogique de ne pas l'appliquer à l'alcool, au tabac et à de nombreux produits pharmaceutiques en vente libre[16].
Si la tolérance, l'assuétude et le syndrome de sevrage ne pouvaient être utilisés comme principes universels de classification, comment légitimer les restrictions sélectives imposées par la Convention ? Les délégués ont abouti à une autre définition circulaire : certaines substances sont prohibées parce qu'elles créent un « risque d'abus », ce qui est le propre – précise-t-on – de celles qui figurent sur l'un ou l'autre des tableaux. Le critère n'est donc pas scientifique, mais politique : l’abus potentiel, que l'on suppose être une qualité inhérente aux drogues classées, est en réalité défini par la décision prétorienne d'un organisme international, qui choisit, suivant des critères d’homologation à géométrie variable, de mettre à l’index une molécule déterminée. Mais il fallait encore fixer le sens du terme « abus ». C’est alors que la Convention finit par avouer l'inavouable : seule l’ « autorisation légale » de consommer une substance contrôlée distingue l'usage de l'abus (article 32). Toutefois, les médecins, seuls autorisés à les prescrire, n’ont pas les mains libres : leurs ordonnances ne peuvent avoir comme objectif que l'utilisation thérapeutique ou la recherche scientifique (article 2, 2). Au travers de ces choix, qu’aucune preuve scientifique ne vient appuyer, toutes les expériences individuelles et tous les usages traditionnels des drogues classées sont devenus un abus et, par conséquent, un problème pour les pays signataires. Les États, en effet, doivent procéder, en vertu l'article 38 de la Convention, à l’identification, le traitement et la réadaptation sociale de toute personne ayant abusé des stupéfiants, c'est-à-dire de tous ceux qui en consomment sans supervision médicale.
Dix ans plus tard, en 1971, la Convention de Vienne sur les substances psychotropes allait créer quatre nouveaux tableaux de substances contrôlées ou interdites, qui s'ajoutent aux précédents. Le Tableau I comprend les hallucinogènes redécouverts par la beat generation, comme le LSD, la mescaline et la psilocybine. Et pour que rien ne soit livré au hasard, on y a inséré le principe actif du cannabis, le tétrahydrocannabinol ou THC (la seule plante qui peut en produire était déjà doublement interdite en vertu de la Convention de 1961). Le Tableau II regroupe les amphétamines, quelques substances analogues, et la phencyclidine ou PCP. Au Tableau III sont inscrits quelques barbituriques à action de courte durée. Le Tableau IV inclut des barbituriques à action durable, des hypnotiques non barbituriques, des tranquillisants mineurs – dont la « happy pill » ou méprobamate – et des anorexiques.Les ambivalences restent tout aussi remarquables qu'en 1961. Des sédatifs très en usage et très toxiques, les benzodiazépines, ne sont soumis à aucun contrôle[17]. En revanche, les substances inscrites au Tableau I ont été l'objet d'une prohibition absolue, même si elles n'engendrent ni de tolérance ni d'assuétude et que leur toxicité est minime[18].
Le terme psychotrope utilisé dans la nouvelle Convention pose des problèmes similaires à celui de stupéfiant, même si les experts l’ont introduit pour pallier aux limitations de ce dernier. Sa définition reste pareillement tautologique procède également de la tautologie : un psychotrope est un produit appartenant à la liste des psychotropes (article 1). Pour donner de plus grandes précisions, on n'y parle pas de risque d'abus, mais des substances qui peuvent a) créer un « état de dépendance », b) avoir un effet sur le cerveau, et c) donner lieu à des risques sanitaires ou sociaux (article 2). Cette définition, comme le démontrent les tableaux mentionnés ci-dessus, ne correspond toujours pas aux seules substances contrôlées.
Si les conventions internationales tracent une frontière claire entre les produits et leurs possibles usages, la logique qui soutient ce partage demeure circulaire : certaines substances sont interdites parce qu’elles sont toxicomanogènes et elles sont toxicomanogènes parce qu’elles ont été ainsi qualifiées par l’autorité qui les interdit. De cette exclusion de certains produits découle celle de tous ceux qui osent y toucher, que les États s’engagent à soumettre à des mesures pénales ou disciplinaires.
Des mots à l’action
Ces instruments légaux, malgré les doutes qui peuvent exister quant à leur rationalité et à leur ethnocentrisme, sont effectivement appliqués depuis quarante ans. De nombreux organismes – internationaux et régionaux – surveillent la mise en ½uvre des traités antidrogue, auxquels la plupart des pays, pour éviter des chantages ou pour faire preuve d’allégeance envers les Etats-Unis, a fini par adhérer. L'Organisation des Nations unies a mis sur pied la Commission des stupéfiants (CS) et l'Organe de contrôle international des stupéfiants (OICS), qui coordonnent leurs efforts au moyen du Programme des Nations unies pour le contrôle international des drogues (PNUCID). Mais d'autres institutions internationales interviennent également dans le contrôle des accords multilatéraux, notamment l'Organisation mondiale de la santé (OMS), l'Organisation internationale de police criminelle (OIPC ou Interpol) et le Conseil de coopération douanière (CCD)[19].
À ces organismes internationaux viennent s’ajouter des structures visant à renforcer la coopération au sein de différents ensembles géographiques. Dans le cas Il en est ainsi de la communauté latino-américaine que, dès la fin des années 1960, les Etats-Unis l’ont « poussée » à mobiliser ses propres ressources afin de consolider le régime international de lutte contre la drogue sur un plan régional. Le premier instrument juridique mis en place a été le Traité sud-américain sur les stupéfiants et les substances psychotropes (ASEP) de 1973, qui recommandait aux pays signataires l'adoption de mesures draconiennes pour éliminer la production, le trafic et l'usage de drogues illicites. Après la «déclaration de guerre à la drogue» lancée par Ronald Reagan en 1982 – geste qui marquait, en réalité, le début d’une campagne particulièrement orientée contre la cocaïne en provenance des pays andins – l'Organisation des États américains (OEA) a contribué à mettre en place une véritable politique de coopération régionale, comprenant tous les pays des Amériques.
Le premier pas significatif vers l'instauration d'un régime interaméricain de contrôle des stupéfiants est la Déclaration de Quito contre le trafic de narcotiques, signée le 11 août 1984 par la Bolivie, la Colombie, l'Équateur, Panama, le Venezuela, le Nicaragua et le Pérou. Elle est suivie, en novembre 1985, par l'adoption de la résolution 699 lors de la réunion de l'Assemblée générale de l'OEA à Brasilia. Cette résolution, à son tour, convoque la Conférence interaméricaine spéciale sur le trafic des stupéfiants, tenue à Rio de Janeiro l'année suivante.
Adopté à l'issue de cette conférence, le Programme interaméricain d'action de Rio de Janeiro contre l’usage, la production et le trafic illicite de stupéfiants et de substances psychotropes définit une série de principes fondamentaux, précise des objectifs et fait un certain nombre de recommandations aux États membres et aux organes de l'OEA dans le but de contrôler le phénomène de la drogue dans les trois Amériques. En particulier, le Programme de Rio prévoit la création de la Commission interaméricaine pour le contrôle de l'abus de drogues (CICAD). Mis sur pied en 1986, cet organisme a pour mission d'assurer l'élaboration, la coordination et le suivi des mesures prescrites dans le Programme d'action. De plus, la CICAD surveille de près les organismes destinés à coordonner la lutte contre la drogue que chaque pays membre de l’OEA s'est engagé à créer. Les États membres ont ainsi l'obligation d'établir des contrôles, de mettre en ½uvre des mesures précises et d'en soumettre les résultats à une évaluation externe. Pour parfaire le système, la CICAD met à la disposition des différentes institutions nationales une panoplie de « modèles » à suivre, qu'il s'agisse de campagnes éducatives, du contrôle des précurseurs chimiques ou des accords de coopération dans tous les domaines concernés par la lutte contre la drogue. En 1995, un traité plus général, la Stratégie antidrogue du continent américain, est venu y mettre de l’ordre en confirmant les grandes orientations de la politique de coopération régionale[20].
Même si tous ces mécanismes ne fonctionnent pas parfaitement, ils ont permis à la CICAD de contribuer de façon significative à la diffusion du paradigme états-unien de lutte contre la drogue. Celui-ci obéit à un seul principe – la prohibition – et à une seule stratégie –la répression. Les débats concernant la manière la plus équitable et la plus efficace de venir à bout du commerce des drogues sont ainsi limités par deux impératifs auxquels il est impossible de s’opposer – interdire et combattre. Toute proposition alternative peut être assimilée à une connivence coupable avec les trafiquants. Ce consensus a d’ailleurs été renforcé par de nombreux accords bilatéraux entre les États-Unis et chacun des pays du sous-continent latino-américain.
Un peu en retrait par rapport au système interaméricain du contrôle des stupéfiants, la Drug Enforcement Administration (DEA) et les agences de renseignement des États-Unis (CIA, FBI, DIA) ont pour tâche de contrôler ce qui échappe aux mécanismes formels d'intervention. En outre, le Congrès américain évalue chaque année, début avril, les efforts entrepris par les États « vulnérables » pour combattre la production ou le trafic de drogues[21]. Pour plusieurs de ces pays, il est indispensable d'obtenir une certification, ou une accréditation favorable de Washington, afin de continuer à recevoir une aide militaire ou financière. Notons que ces mesures coercitives unilatérales conditionnent l'ensemble du système interaméricain de lutte contre la drogue. Par conséquent, elles en font partie de plein droit, malgré leur caractère arbitraire et souvent peu transparent.
Pour résumer, nous pouvons dire que la prohibition a une base matérielle concrète, faite d'une multiplicité d'institutions et de traités qui lui donnent un contenu précis. Il s’agit non seulement de normes, mais d’un appareil institutionnel développé, qui plonge ses racines dans chaque État. Or, c’est justement ce réseau de mécanismes de coopération et de contrôle, où coexistent des acteurs de toutes sortes (multilatéraux, nationaux, publics, secrets, officiels, informels), qui détermine dans quelles conditions le trafic peut s’exercer, notamment pour être aussi rentable. Cela signifie que si nous ignorons les effets structurants de la prohibition, nous passons sous silence une dimension essentielle du phénomène de la drogue, dans la mesure où les modalités et l'expansion du trafic de stupéfiants sont en grande partie liées à l’interdit qui s’y attache. La logique de la prohibition sous-tend en effet la création et la légitimité des institutions – nationales, régionales ou internationales – chargées de la lutte antidrogue, qui, par le biais de leur action et de leur discours, renforcent et élargissent à leur tour l'interdit initialement imposé. Ce faisant, elles contribuent à créer et à perpétuer un contexte favorable au développement d'organisations criminelles, dont les profits dépendent exclusivement de l'interdit absolu qui frappe la production et l'usage de certaines substances. Or, la croissance de l'industrie de la drogue vient, in fine, justifier et affermir la logique prohibitionniste qui la commande. Reconnaître l'existence d'un tel cercle vicieux ne conduit pas à une négation de la réalité et de l'ampleur des problèmes de violence, de corruption et de marginalité liés à la drogue. Il s'agit plutôt de percevoir différemment ces problèmes en soulignant, dès le départ, que l'action de l’État contribue à les définir et les perpétuer. Cette approche permet d’écarter ainsi les représentations « diabolisantes » de la drogue qui, en l’associant à une menace «claire et immédiate» et à un ennemi aisément identifiable, lui donnent une importance démesurée tout en la caricaturant.
La suite : AUREANO G., L'État et la prohibition de (certaines) drogues.