« Les amis bleus devront se mettre à genoux, ouvrir la bouche et avaler ce qu’il faudra ». Les propos de Bart De Wever ont suscité le tollé en Flandre. Mais c’est l’ensemble du monde politique qui est mis en garde : « Faites de la politique autrement, ou il ne nous restera plus qu’à prier. »
Par Béatrice Delvaux, Le Soir
Les amis devront se mettre à genoux, ouvrir la bouche et avaler tout ce qu’il faudra. » Cette idée-là a servi de mantra au martyre infligé à Louvain par dix-huit jeunes membres du club « d’élite » Reuzegom à une recrue qui était censée, au terme de ces horreurs, être jugée digne du groupe. Cette idée-là a suscité l’horreur et le dégoût de la Flandre et ensuite de tout qui a eu connaissance de ces actes pervers, mus par un désir de domination malsaine et une humiliation mortifère. Cette idée-là, mise en actes, a conduit à la mort un jeune homme de 20 ans, à genoux au fond d’un trou, aspergé d’eau glacée, étouffé par de l’huile sale et des poissons rouges vivants, au terme de deux jours en enfer.
Alors, cette phrase-là, ce lundi, dans la bouche d’un Bart De Wever, badin, face aux caméras de la Vier à Anvers était tout juste insupportable. Interrogé lundi sur la crise politique dans le cadre du Gert Late Night sur la Vier, un talk-show du méga « BV » Gert Verhulst, Bart De Wever déclarait en fait exactement : « Nous les briserons dans l’opposition. Les amis bleus devront se mettre à genoux, ouvrir la bouche et avaler tout ce qu’il faudra. »
Allusion inaudible au viol pour certain.e.s, dérapage inacceptable et dangereux pour d’autres dans la manière dont le langage est dévoyé par le monde politique. Même l’intervieweur s’est exclamé en direct en entendant la réponse du président de la N-VA : « Là, vous allez trop loin ! »
C’est De tijd qui frappe cette fois, à la fois sur Conner Rousseau et ses « godverdomme » ou « je m’en bats les c. » en direct à la télévision, et sur Bart De Wever au Gert Late Night. « Ces déclarations n’émanent pas de l’arrière-ban de l’extrême droite, ou d’un troll sur Twitter, mais du préformateur et du leader de l’opposition. Même le Vlaams Belang communique de façon plus élégante. » L’éditorialiste de ce journal très lu par l’élite financière et politique en Flandre avertit : « La politique n’est pas le fait de vierges effarouchées. Et les différences d’opinion peuvent donner lieu à des échanges brutaux. Mais on perd quelque chose de nos valeurs si on pervertit les usages et la tradition orale. »
« Politics as usual », la politique comme d’habitude ? Ça ne passe plus, que ce soit sous couvert d’humour – ce qu’a tenté de défendre la N-VA face au tollé – ou de tactiques politiques. C’est le message sans concession qu’a aussi envoyé Liesbeth Van Impe, la rédactrice en chef du Nieuwsblad, à Georges-Louis Bouchez et à ses camarades politiques. Jugez plutôt (sur une traduction de Daar Daar) de ce qui s’écrit au nord du pays : « Il sera le premier à souligner que la politique n’est pas un métier de poules mouillées. Et il n’a pas tout à fait tort. Que tout cela est de bonne guerre. (...) Bien sûr, la politique n’a pas grand-chose en commun avec une veillée autour d’un feu de camp, mais elle ne saurait pas davantage se résumer à un combat sans merci, tous contre tous, jour après jour. Le temps du “politics as usual” est passé. Le problème fondamental est ailleurs. Ce qui disqualifie Georges-Louis Bouchez aujourd’hui, c’est justement sa conviction de ne rien faire que ce que les politiciens ont toujours fait. Or, comme le reste du monde, notre pays traverse une crise sanitaire sans précédent, susceptible de se muer sous peu en une crise économique, elle aussi sans précédent. Et c’est le moment que choisit notre classe politique pour jeter aux orties sa crédibilité, transformant pendant 16 mois la formation du gouvernement en un véritable cirque. Le temps du “politics as usual” est passé. »
Visant au départ cruellement Bouchez – « Il est seul à se prendre en selfie sur le Titanic. Tout cela, parce qu’il est convaincu qu’on lui réservera un canot de sauvetage personnel » –, Liesbeth Van Impe élargit son propos à l’ensemble du monde politique : « Notre pays a besoin d’une autre approche de la politique. Georges-Louis Bouchez n’est pas un cas particulier : toute la classe politique belge a en elle quelque chose de Bouchez. Il est l’émanation ultime de la particratie, un animal politique qui ne voit d’autre d’intérêt que celui de son parti et de son ego. Quoi que l’avenir nous réserve, nous devrons nous débarrasser de ce type de politique si nous voulons arriver à quelque chose. Sinon, le moment sera venu de faire nos prières. »
Ce mercredi soir à Gand, l’écrivain Stefan Hertmans ne disait pas autre chose, mais encore plus gravement. L’auteur présentait son nouveau roman, De Opgang (Bezige Bij, bientôt traduit chez Gallimard), où il raconte l’histoire d’un Gantois devenu SS durant la Seconde Guerre mondiale. Interrogé sur ce que ce livre « d’histoire » dit à notre époque, Stefan Hertmans était sans concession : « On demande s’il y a un retour des années 30 ou si c’est une lubie d’ex-hippies obsédés par le fascisme. Ce que je constate est pire : les années 30 n’ont jamais disparu. Ces choses sont toujours là. La façon dont on fait les ragots, les accusations, la “twittertaal” (le langage en mode Twitter) du monde politique, la perversion des discours. La tâche de la littérature n’est pas de moraliser mais de montrer à travers des vies individuelles le destin d’une époque. » Nous ajouterons : Et de mettre en garde.