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Thomas Gomart : « La Russie est passée d’une logique de guerre limitée à une logique de guerre totale »
La guerre en Ukraine et les menaces nucléaires de Vladimir Poutine visent à terroriser les Ukrainiens et à effrayer les Occidentaux. Elles percutent l’équilibre des forces à l’échelle de toute l’Eurasie, explique l’historien dans un entretien au « Monde ».
Directeur de l’IFRI (Institut français des relations internationales), l’historien
Thomas Gomart, auteur notamment de Guerres invisibles (Tallandier, « Texto », 2021), analyse la stratégie de Vladimir Poutine et ses répercussions sur les équilibres mondiaux.
L’invasion de l’Ukraine est-elle une « guerre totale » différente des autres conflits qui ont secoué l’est de l’Europe depuis la fin de la guerre froide ?
Sur le plan strictement militaire, elle vise à créer le « choc et l’effroi ». C’est un tournant en raison de l’ampleur des moyens militaires et de la conduite politique de la guerre. Membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies, puissance nucléaire et spatiale de tout premier plan, la Russie agresse l’Ukraine dans sa totalité, huit ans après avoir annexé la Crimée et déstabilisé le Donbass.
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Depuis 2014, la Russie conduit principalement des guerres invisibles, c’est-à-dire sous le niveau de la guerre, par des moyens indirects. Ce qui la caractérise désormais, c’est la combinaison entre l’hybridité – cyber à haute dose, désinformation, opérations spéciales, coercition militaire, tout en jouant la diplomatie – et l’invasion mécanisée à grande échelle de son voisin. Vladimir Poutine menace « de conséquences comme il n’en a jamais vu dans son histoire » tout pays qui se mettrait en travers de sa route. Ce faisant, le président russe délivre un message nucléaire explicite, mais attire aussi notre attention vers l’espace ou la haute mer.
Le risque est-il réel ?
Evidemment. Tout d’abord pour les Ukrainiens, qui jouent la survie de leur Etat, et leur indépendance. Ensuite, cette guerre a déjà de multiples effets, notamment de modifier la grammaire nucléaire. Pour la France, l’arme nucléaire est fondamentalement une arme de non-emploi. Or, les doctrines nucléaires d’autres pays, comme la Russie, évoluent depuis plusieurs années en envisageant des formes de bataille nucléaire, c’est-à-dire d’éventuels usages tactiques de l’arme. Cela doit aussi nous conduire à penser latéralement, c’est-à-dire envisager « ces choses que personne n’a jamais connues » évoquées par Vladimir Poutine.
En novembre 2021, la Russie a, par un tir de missile, détruit en orbite l’un de ses vieux satellites pour montrer qu’elle était prête désormais à la guerre dans ou via l’espace exo-atmosphérique. Ainsi, montre-t-elle son refus de voir son territoire scanné en permanence par les Occidentaux. Quelles seraient les conséquences de la destruction d’un nombre X de satellites qui nous rendrait aveugles et sourds ? Quelles seraient les conséquences de la coupure de, par exemple, 20 % des câbles sous-marins par où transitent les données ? On ne le sait pas.
Avez-vous été surpris par l’offensive russe ?
Je n’ai pas été surpris par l’invasion, mais par son ampleur. Le but est manifestement de terroriser les Ukrainiens pour les faire rompre immédiatement. Ce n’est pas du tout le cas. Le deuxième but est d’effrayer les Occidentaux pour les inhiber. Ce n’est pas non plus le cas. Le troisième objectif du Kremlin est d’embarquer le peuple russe dans une guerre qui n’est pas la sienne. C’est difficile d’apprécier les choses sur ce plan. Ce qui est frappant, c’est la montée en puissance et en intensité des opérations extérieures russes depuis la Géorgie. Il semblerait que le Kremlin envisage de se comporter en Ukraine comme il s’est militairement comporté en Tchétchénie ou en Syrie. La Russie rêve de reproduire la manière américaine de faire la guerre pour imposer du « changement de régime » sous les yeux des Occidentaux. Elle est, à son tour, prise par la spirale interventionniste en passant d’une logique de guerre limitée à une logique de guerre totale.
Une nouvelle phase s’ouvre-t-elle dans les relations internationales ?
Je pense que oui. C’est une crise pivot pour le système international car elle percute l’équilibre des forces à l’échelle non seulement de l’Europe, mais aussi de l’Eurasie, qui va de Brest à Vladivostok. Pour la Russie, l’Ukraine est un théâtre parmi d’autres. Le cycle des interventions occidentales s’est achevé à Kaboul en août 2021 avec la déroute américaine. Au Conseil de sécurité, l’action de la Russie n’est condamnée ni par la Chine, ni par l’Inde, ni par les Emirats arabes unis. Notons au passage que ces deux pays sont les « partenaires stratégiques » de la France dans la région Indo-Pacifique.
Plus profondément, le rapprochement entre la Chine et la Russie ne peut que s’accélérer à mesure de la mise en œuvre des sanctions occidentales à l’encontre de Moscou. En voulant annexer l’Ukraine, la Russie a un besoin de plus en plus évident de la Chine, comme alternative économique, financière et technologique. La nouvelle phase est ouverte par une guerre d’invasion européenne, tristement classique, mais annonce sans doute des coalitions géoéconomiques en concurrence, ainsi qu’une réorganisation mondiale des flux maritimes, financiers et de données.
Avec une intensification des rivalités de puissances ?
Il y a une accélération de la lutte pour la suprématie mondiale entre les Etats-Unis et la Chine. Grâce à la Russie, cette dernière peut obliger Washington à avoir deux fronts ouverts : mer de Chine et mer Noire-mer Baltique. En fait, la déformation du triangle entre Etats-Unis, Chine et Russie continue à affecter indirectement les équilibres régionaux, notamment au Moyen-Orient et en Afrique. A partir de 1972, Washington s’est rapproché de Pékin pour affaiblir Moscou ; depuis 2008, Moscou cherche à se rapprocher de Pékin pour affaiblir Washington. Mais il faut bien comprendre la complexité de la situation en raison des interdépendances. A l’époque de la guerre froide, les économies du bloc socialiste et des pays capitalistes n’avaient que peu de relations.
Aujourd’hui, elles sont intensément connectées en premier lieu avec la Chine et aussi avec la Russie. D’où l’importance du contrôle des bordures maritimes de cet ensemble continental. La plus grande tension s’exerce à la jointure entre l’Europe et la zone entre la Baltique et la mer Noire (pays baltes, Moldavie, Ukraine, Géorgie) limitrophe de la Russie. Côté Pacifique, ce sont la mer de Chine, Taïwan, les Corées, le Japon qui sont la zone de friction. Au passage, rappelons que l’Aukus (Australie, Royaume-Uni et Etats-Unis) se présente comme une alliance des « démocraties maritimes ». On retrouve l’opposition géostratégique entre la terre et la mer, à ceci près que la Russie et la Chine développent significativement leurs capacités navales.
Un succès de Poutine en Ukraine inciterait-il Xi Jinping à tenter une action similaire sur Taïwan, ou du moins à augmenter la pression ?
A propos de Taïwan, les Chinois disent : « Un pays, deux systèmes. » Sur l’Ukraine, Vladimir Poutine clame : « Deux pays, un seul peuple. » Sur le fond, cela veut dire la même chose : l’intégration à la loi du plus fort. Mais les calendriers sont désormais différents. Pour Pékin, la réunification n’est qu’une question de patience. Pour Poutine, c’est une opportunité d’exploiter le désarroi stratégique occidental. Autre différence : les positions diplomatiques des uns et des autres sur le dossier de Taïwan. La Chine comme la Russie veulent contrebattre l’influence occidentale au sein des organisations internationales, tout en œuvrant à des formats expurgés de cette influence. En Europe, tout se passe comme si la Chine utilisait la Russie comme bélier idéologique pour affaiblir le lien transatlantique. Mais la vigueur de la réaction occidentale est en train de rebattre les cartes au niveau global.
Les fronts d’une nouvelle guerre froide se précisent-ils ?
Ce terme me semble trompeur car il fait écho à la confrontation soviéto-américaine. A part l’OTAN, il n’y a pas de blocs militaires constitués ; se dessinent des coalitions géoéconomiques à géométrie variable, selon les segments. L’enjeu, c’est la maîtrise de l’appareil productif mondial dans un contexte d’accentuation des contraintes environnementales et d’accélération de la mise en données du monde. Il n’y a pas de remise en cause du capitalisme mondial, mais au contraire une lutte aussi brutale que diffuse entre les Etats-Unis et la Chine pour en devenir le boss.
Pourquoi l’Ukraine est-elle si importante pour Poutine ?
La culture stratégique russe, y compris à l’époque soviétique, repose sur le principe de la profondeur stratégique contre toute menace venant de l’ouest. A cela s’ajoute, depuis l’effondrement de l’Union soviétique, la crainte de voir la Russie réduite, par les puissances extérieures, aux frontières du grand-duché de Moscovie. Reconstituer ce glacis protecteur et retrouver son statut de puissance implique de reconstituer l’unité slave – la grande Russie, la petite Russie (l’Ukraine) et la Russie blanche (Biélorussie) – qui était le pilier de l’empire sous les tsars, comme à l’époque soviétique.
S’ajoute aussi une imbrication des populations et une forme de condescendance, voire de mépris, des élites russes pour lesquelles l’Ukraine est tenue par une dizaine d’oligarques totalement corrompus, et donc manipulables, ce d’autant plus aisément qu’à leurs yeux la nation ukrainienne n’existe pas. Pour le Kremlin, les aspirations démocratiques des Ukrainiens ne sont que le résultat d’opérations des services de renseignement occidentaux. La guerre est en train de leur montrer que la fraternité slave à coups de bombes oblige la nation ukrainienne à résister à tout prix pour sa survie.
Où Poutine s’arrêtera-t-il ? Va-t-il maintenant s’en prendre à la Géorgie ou la Moldavie ?
Pour l’Ukraine, il s’agit selon les mots de Vladimir Poutine de la « démilitariser » avant de la «
dénazifier ». Autrement dit, il faut la faire rompre par tous les moyens. Cependant, son rêve néoimpérial pourrait tourner au cauchemar identitaire. En écrasant les Ukrainiens, il annonce un nouveau malheur russe. C’est un idéologue réaliste qui poursuit des chimères historiques tout en recalculant en permanence le rapport de forces. Il l’a montré, il est tout à fait capable de longues pauses stratégiques. Après l’annexion de la Crimée, en 2014, et le soutien aux rebelles prorusses de l’Est de l’Ukraine, il a préparé, pas à pas, pendant huit ans, l’invasion. Tout dépend, à court terme, de la résistance ukrainienne et, à moyen terme, des effets des sanctions occidentales.
La guerre n’est jamais un processus linéaire, elle produit toujours des effets paradoxaux pour l’ensemble des belligérants. S’il réussit à installer un régime à sa botte, même si la situation demeurait instable, le message serait clairement : ce que j’ai fait en Ukraine, je peux le faire maintenant en Moldavie, en Géorgie ou en Asie centrale… Vis-à-vis des pays baltes, la situation est différente car ils sont membres de l’OTAN. Mais il tentera probablement de tester la cohésion occidentale avec des actions hostiles, cyber ou autres, tout en restant sous
le seuil d’activation de l’article 5, garantissant l’assistance mutuelle, mais avec de la pression nucléaire et navale. Des pays neutres comme la Finlande ou la Suède s’en rapprochent ouvertement. Vladimir Poutine a redonné sa raison d’être à l’OTAN en Europe. Mais il ne faut jamais oublier que le Kremlin en a aussi besoin pour justifier une organisation du pouvoir ayant les forces armées et les services de sécurité pour colonne vertébrale. L’Etat russe s’est construit sur son armée.
Le pouvoir de Poutine en Russie est-il absolu ?
Il n’y a plus de séparation des pouvoirs en Russie, mais une fusion des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire. En outre, le militaire et l’économique sont sous contrôle présidentiel. La scène de la réunion du conseil de sécurité russe lundi 21 le montrait crûment. La Russie aujourd’hui, c’est un président, tsar, historien et guébiste et quarante-neuf boyards. Ces derniers se divisent entre les quatorze membres du conseil de sécurité que l’on voyait à l’écran, humiliés, tenus à distance et les trente-cinq oligarques convoqués ensuite. Le message de Vladimir Poutine est simple : j’écris l’histoire russe et vous m’êtes tous redevables, en particulier pour vos fortunes personnelles. Chef suprême, il est hanté par l’idée de finir comme Kadhafi.