500 000 délits «oubliés»
Selon un rapport officiel, inédit à ce jour, les commissariats s'abstiennent d'enregistrer un quart des vols et un tiers des violences physiques qui leur sont signalés
Faut-il croire aux chiffres du ministère de l'Intérieur ? Eh bien non... selon les propres experts du gouvernement ! Une étude interne menée conjointement par les Inspections générales de l'Administration (IGA), de la Police nationale (IGPN) et de l'Inspection de la Gendarmerie nationale (IGN) jette la suspicion sur les communiqués de victoire régulièrement alignés par Nicolas Sarkozy dans sa lutte contre la délinquance. Ce «rapport sur les modalités d'évaluation de la qualité de l'accueil dans les services de police et de gendarmerie», que « le Nouvel Observateur » s'est procuré, estime pour la première fois les faits de délinquance qui, bien qu'enregistrés sur la main courante des commissariats, ne sont pas répertoriés dans la police sous forme de plaintes, comme ils le devraient. Conséquence de cet étrange « oubli » : ils échappent aux statistiques officielles diffusées par le ministère.
Daté de décembre 2005 et jamais rendu public depuis, le document délimite précisément « le triangle des Bermudes » de l'insécurité, cette délinquance bien réelle mais totalement ignorée par la Place-Beauvau. Le résultat est accablant : 23,2% des vols et 31,8% des violences commis en France ne sont pas recensés dans les chiffres officiels ! Selon cette étude, par exemple, il n'y a pas eu 308 000 agressions contre les personnes commises sur le territoire en 2005, comme l'assurent les statistiquesofficielles. Mais 436 000, soit 128 000 de plus ! En tout, un demi-million de faits ont ainsi été occultés rien qu'en 2005.
«L'ampleur de ces chiffres surprend», de l'aveu même des inspecteurs de l'Administration, de la Police et de la Gendarmerie. Lesquels tentent d'expliquer notamment «l'existence de pareilles dérives [...] par la pression exercée sur les services en matière de statistiques de la délinquance». En clair, les experts gouvernementaux entrevoient dans la fâcheuse tendance de la police à classer en main courante des faits qu'elle devrait enregistrer en plaintes un effet pervers de la fameuse «culture du résultat» chère à Nicolas Sarkozy. Cette politique, inaugurée en 2002, fait de la baisse chiffrée de la délinquance l'alpha et l'oméga de l'action policière... et donc des avancements. Les commissariats sont donc mécaniquement incités à dissimuler comme ils le peuvent le maximum de délits. Notamment en rechignant à ouvrir des procédures lorsque les faits délictueux dénoncés auprès d'eux ont été commis en dehors de leur zone géographique. Selon le rapport, les responsables de services répugnent vraisemblablement à «assumer vis-à-vis de leur hiérarchie la délinquance extérieure», celle qui dépend du commissariat voisin. Et se contentent donc d'inscription sur les mains courantes. Une conclusion que la Place-Beauvau conteste fortement. «D'abord, nous avons les outils pour corriger de nous-mêmes. Et réaffecter la délinquance extérieure aux bons commissariats, assure l'entourage de Nicolas Sarkozy. Les responsables n'ont donc pas lieu de se voir traiter en mauvais élèves parce qu'ils prennent des plaintes pour des faits qui se seraient déroulés hors de leur secteur.» Ensuite, si cela ne suffit pas, la Place-Beauvau jure disposer des moyens pour «vérifier que les taux de plaintes par rapport aux inscriptions sur les mains courantes restent dans une fourchette normale». Enfin, les mains courantes sont aussi placées sous la surveillance de la Justice. «Les parquets peuvent toujours ouvrir des procédures s'ils remarquent des faits de délinquance grave qui auraient échappé aux policiers», précisent les conseillers du ministre.
En principe, les mains courantes ont en effet pour vocation de recueillir les faits mineurs : conflits de voisinage, abandons de domicile conjugal ou signalement d'individus suspects... En aucun cas, elles ne sauraient recueillir des infractions pénales.Une seule exception : si la victime ne souhaite pas porter plainte pour des motifs personnels. Et encore, dans ce cas, la police doit-elle vérifier que le préjudice subi est faible et que la victime agit de son plein gré.
Alors pourquoi les experts gouvernementaux ont-ils repéré tant de délits sous le boisseau ? La réponse ultime à cette question est sans doute politique. Car les « oublis » des pandores bénéficient au locataire de la Place-Beauvau qui voit la délinquance baisser dans des chiffres tronqués. Réintégrer les crimes et délits inscrits sur les mains courantes dans les statistiques officielles - exercice purement théorique mais instructif - donne en effet des résultats nettement moins avantageux pour le premier flic de France. Prenons les vols avec violence par exemple. Selon les statistiques officielles, 124 600 infractions de ce type ont été commises en 2005, contre 134 281 en 2001, sous le gouvernement Jospin. Ce qui permet à Sarkozy de s'enorgueillir d'avoir obtenu une baisse de 7,2%. Seulement voilà, le rapport gouvernemental évalue à 36 000 le nombre de vols avec violence qui n'ont pas été pris en compte dans les statistiques de 2005. Par simple addition, 160 600 vols avec violence auraient donc été commis cette année-là...soit une hausse de 19,5% par rapport auxannées Jospin. La loi des chiffres est dure... Mais c'est la loi.
Olivier Toscer
Le Nouvel Observateur