"PERBEN II : ça peut vous arriver
Par la Conférence du Stage du Barreau de Paris
Vous aimez votre femme et votre femme vous aime. Vous avez eu ensemble
trois enfants que vous adorez : Julie, Julien et Juliette. Julien vient
d'avoir 16 ans. C'est un garçon rieur, heureux de vivre, un peu
turbulent
au lycée, mais que les professeurs trouvent sympathique.
Parmi ses nombreux amis, deux sont pour lui comme des frères : Arnaud et
Arthur. Ils forment à eux trois une inséparable bande de joyeux drilles,
connue dans tout le lycée. Vous ignorez seulement que, le mois dernier,
Julien a connu une grave déconvenue : le professeur de biologie,
Monsieur
Bubard, lui a attribué un 2/20 pour " copie trop sale ". Votre fils l'a
ressenti comme une profonde injustice, ainsi qu'Arnaud et Arthur.
Ensemble, après avoir longuement réfléchi, ils ont trouvé le moyen de
venger Julien. Monsieur Bubard se rend chaque jour au lycée en
bicyclette.
Il range son vélo dans un local non fermé mais surveillé depuis la
grille
d'entrée par Paul, gardien depuis vingt ans, dont les siestes sont
légendaires. Une semaine après la fameuse copie, notre trio passe à
l'action : Arthur fait le guet pendant que J ulien et Arnaud s'emparent
du
vélo. Ils escaladent ensuite la grille pour le cacher dans le jardin de
Roselyne Lajoue, retraitée. L'exploit fait grand bruit. Julien et ses
acolytes, galvanisés, décident de ne pas en rester là, le local
regorgeant
d'objets de convoitise : deux jours plus tard, ils réitèrent avec la
trottinette électrique du professeur de mathématique et la bicyclette
rose
de Madame le Proviseur.
Celle-ci, furieuse, mène alors l'enquête, en toute discrétion. Ses
soupçons
se dirigent rapidement vers votre fils et ses amis.
Plainte est déposée pour vol. Vol en bande organisée, précise la police
:
la loi Perben II peut s'appliquer.
Trois jours plus tard, un jeune homme souriant aborde votre fils à la
sortie du lycée. Il lui montre une camionnette spécialement aménagée et
lui
propose, en cas de besoin, de transporter gratuitement tout engin à
deux-roues. Julien est étonné. Le jeune homme le rassure, l'invite à
prendre un café et lui offre finalement un téléphone portable : "
appelle-moi ! ".
Cet homme est un policier, habilité par Perben II (nouvel article
706-81 du
Code de procédure pénale) à se faire passer pour complice ou receleur
des
infractions. Il n'a pas droit d'inciter au délit. Mais il peut mettre à
la
disposition des personnes suspectées tous les moyens dont elles rêvent
(juridiques, financiers, transport, hébergement, télécommunication : no
uvel article 706-82). Votre fils, très excité, appelle de son téléphone
tout neuf ses camarades. Le lendemain, décision est prise de profiter de
l'aubaine : on demande au jeune homme de déposer le butin près du stade
de
foot, histoire de prolonger le plaisir.
Le lundi suivant, à 18 heures, Julien n'est pas rentré à la maison.
Votre
femme s'inquiète, Julie et Juliette le cherchent. 18h30 : le téléphone
sonne. C'est la police. Julien est au commissariat en garde à vue.
Comment
? Qu'a-t-il fait ? Vous ne dormez pas de la nuit, vous espérez à chaque
heure que votre fils va être relâché, vous voulez comprendre. Le
lendemain,
un avocat de permanence vous apprend que Julien va bien, mais il ne peut
vous en dire plus.
Une première journée passe, puis une deuxième nuit. C'est un cauchemar.
On
se réveillera. Mais mercredi matin, l'avocat vous avoue que, depuis la
loi
Perben II, la garde à vue peut durer 96 heures, même pour les mineurs
(nouvel article 706-88 du Code de procédure pénale). Vous imaginez votre
Julien au commissariat pendant quatre jours et quatre nuits, interrogé
le
jour et réveillé la nuit. Mercredi, l'attente devient infernale.
A 20 heures, quatre hommes sonnent à votre porte. Ce sont des agents EDF
qui viennent relever les compteurs. En un clin d'oeil, les voilà
dispersés
dans tout l'appartement, l'un d'entre eux restant en votre compagnie
pour
vous occuper. Ils repartent cinq minutes plus tard, sans vous avoir fait
signer le moindre bon. Vous êtes étonné, mais vous avez d'autres
préoccupations en ce moment. Pourtant, ces hommes viennent d'installer
chez
vous suffisamment de micros et de caméras pour tout connaître de votre
vie
de couple et des discussions entre Julie et Juliette. Ils en ont le
droit
depuis Perben II (nouvel article 706-97 du Code de procédure pénal). De
toutes façons, vous étiez déjà sur écoute (nouvel article 706-96).
Les journées de jeudi et de vendredi sont les plus atroces de votre vie.
Julie et Juliette ne sortent pas de leurs lits. L'école appelle, vous
lui
raccrochez au nez. Votre femme passe de l'hystérie à l'hébétement.
Vendredi
17h15 : Julien sort enfin de garde à vue mais il est, dans la foulée,
déféré devant le juge d'instruction qui met Julien en examen, les faits
étant avérés. Il demande à son collègue le juge des libertés et de la
détention de placer votre fils en détention provisoire. Le magistrat
accepte : il entend, lui aussi, lutter efficacement contre l'insécurité
en
ville. Julien est en prison, pour plusieurs mois peut-être. Vos filles
s'enferment dans un profond mutisme.
Mardi, trois heures du matin. Voilà une semaine que vous ne vivez plus.
Vous êtes endormi sur le canapé, une bouteille de blanc à la main. Une
sonnerie stridente vous réveille soudain : vous vous traînez jusqu'à la
porte d'entrée que vous ouvrez. Cinq policiers s'engouffrent chez vous.
Pendant deux heures, ils retournent l'appartement, crèvent les coussins,
vident les tiroirs. Cette perquisition en pleine nuit (nouvel article
706-91) a du bon : elle permet enfin à la famille de se retrouver, vos
filles et votre femme s'étant blotties autour de vous dans le canapé.
C'est
ainsi entouré que vous finissez la bouteille de blanc.
Le lendemain, décision est prise d'envoyer Julie et Juliette, pour les
protéger, chez leur grand-mère maternelle. Ce sera mieux pour tout le
monde. Votre belle-mère, ravie d'être utile, vient les chercher chez
vous.
Elle se permet une première remarque sur l'état de l'appartement. Vous
réussissez à vous contenir. Elle jacasse ensuite un quart d'heure sur le
problème de la délinquance. Vous sentez que vous allez sortir de vos
gonds.
Pour finir, elle vous lance une remarque acerbe sur l'éducation de Ju
lien.
C'en est trop : vous la giflez.
Or vous étiez filmé.
Lorsque votre beau-père vient porter plainte, les policiers sont déjà au
courant. A votre tour, vous êtes convoqué au commissariat, placé en
garde à
vue, puis mis en examen pour violences sur personne vulnérable. Vous
encourez trois ans d'emprisonnement.
C'est le procureur qui vous convoque à la fin de la garde à vue. Il est
indigné par ce que vous avez fait et ne s'étonne pas que votre fils ait
mal
tourné. Il vous demande si vous reconnaissez votre culpabilité, une
cassette vidéo à la main. Vous répondez oui. Il vous propose alors de
prononcer lui-même votre condamnation puisque vous ne contestez pas les
faits. C'est nouveau (Perben II, article 61), mais c'est efficace. Si
vous
refusez, vous serez jugé par le tribunal, dans longtemps et avec les
aléas
qu'on connaît. Un avocat, penaud, vous conseille d'accepter. Le
procureur
vous condamne à 4 mois d'emprisonnement, non sans préciser que c'est une
peine bien indulgente au vu des faits odieux que vous avez commis.
Durant le trajet vers la prison, menotté dans la fourgonnette, vous vous
interdisez de penser à votre femme, à Julie, à Juliette. Vous vous
demandez
simplement si vous apercevrez de votre cellule celle de Julien. Si vous
pourrez lui faire coucou. Et, tout à coup, vous vous souvenez d'un
entrefilet dans le journal, en plein hiver 2004, sur des avocats qui
s'inquiétaient de l'entrée en vigueur de la loi Perben II. Vous
n'aviez, à
l'époque, pas compris pourquoi."