L'Afrique, la nature et Sarkozy
par Élodie Chemarin •
Le «Discours de Dakar» prononcé en 2007 par N.Sarkozy a choqué les esprits qui, des deux côtés de la Méditerranée, savent qu’affirmer que «l’homme africain n’est pas assez rentré dans l’histoire» n’est rien de moins que la manifestation d’une profonde ignorance historique et anthropologique. Les manuels d’histoire africaine et les textes de remise à niveau à l’attention du Président français se sont multipliés.
Une dimension de ce discours n’a peut-être cependant pas été assez analysée. Elle concerne le lien établi entre l’absence d’historicité présumée de l’homme africain et sa supposée proximité exacerbée avec la nature.
La philosophe française, Catherine Larrère, argue que la France a depuis longtemps «tué la nature», sous l’impulsion première de Descartes, qui voyait en elle une source d’obscurantisme et de «magie» et qui lui préférait l’étude de la «matière».
Le Discours du Président français ne déroge pas à cette tradition philosophique française qui voit injustement la philosophie écologiste comme un «anti-humanisme». S'il en dit long sur la persistance des mythes africains qu’il prétend rejeter, il est aussi très révélateur des représentations métaphysiques françaises de la place de l’humain dans la nature. A partir d’un postulat fantasmé d’une proximité privilégiée entre l’homme africain et son environnement, il pose une perception dualiste de l’homme et de la nature, une vision utilitariste de cette dernière et une anthropologie fondée sur la performance technique.
Le Discours est pétri d’une perception dualiste, aujourd’hui pourtant remise en question, qui oppose l’humain, l’histoire et la culture d’une part et la nature d’autre part. Nature et histoire sont présentées comme antithétiques. Le fantasme d’un rapport privilégié et intemporel entre l’homme africain et la nature est vu comme un facteur «bloquant» du développement humain. Cet homme africain, au contraire de l’homme moderne, est décrit comme incapable de briser les cycles perpétuels de la nature et donc d’entrer dans la seule étape qui aux yeux de cette tradition philosophique, en vaille la peine, celle de l’histoire. Ainsi est-il affirmé que «le paysan africain, qui depuis des millénaires, vit avec les saisons, dont l'idéal de vie est d'être en harmonie avec la nature, ne connaît que l'éternel recommencement du temps rythmé par la répétition sans fin des mêmes gestes et des mêmes paroles.» Poser que «dans cet imaginaire où tout recommence toujours, il n'y a de place ni pour l'aventure humaine, ni pour l'idée de progrès» est davantage révélateur de l’imaginaire des rédacteurs de ce Discours que de celui des Africains, et argue une inquiétante opposition entre avenir humain et rapport avec l’environnement.
La perception d’un rapport de maître à esclave entre l’Homme et la nature est prégnante. Dans cette approche utilitariste, la nature ne vaut que par ce qu’elle apporte à l’Homme. Ainsi le colonisateur est-il loué pour avoir «construit des ponts (…) des hôpitaux (…) des écoles» et «rendu fécondes des terres vierges.» La nature est perçue comme une prison d’immobilisme dont l’homme, pour s’humaniser doit s’échapper. Il faut empêcher la nature de dicter la loi et renverser le rapport de force: «Dans cet univers où la nature commande tout, l'homme échappe à l'angoisse de l'histoire qui tenaille l'homme moderne mais l'homme reste immobile au milieu d'un ordre immuable où tout semble être écrit d'avance.» Le temps «primitif» de l’éternel «présent des peuples» est décrit comme le temps d’un rapport d’harmonie archaïque avec l’univers: «Chaque peuple a connu ce temps de l'éternel présent, où il cherchait non à dominer l'univers mais à vivre en harmonie avec l'univers.» Ainsi, pour mériter la modernité, il faut briser l’harmonie. On ne s’étonnera pas dès lors que cette vision d’un rapport de domination et d’opposition entre l’Homme et la nature ai mené à la crise écologique actuelle. Cette perception d’une nature aliénante est aveugle au fait que la qualité de vie des humains dépend en grande partie de la satisfaction reçue de leur association avec les autres formes de vie.
Le Discours établit également la supériorité de la rationalité économique occidentale posée comme seule voie possible de l’épanouissement humain. Dans cette vision déterministe de l’Histoire où l’Afrique est associée à plusieurs reprises à «l’enfance de l’humanité», le degré de «développement civilisationnel» est corrélé à au développement des outils et de la technique. L’Afrique est ainsi encouragée à «s'approprier la science et la technique modernes comme le produit de toute l'intelligence humaine.» Dans la linguistique même, un extrait choisi de Senghor vient opposer les «mots africains» composés de matière «organique» et «périssable», puisqu’ils sont «nimbés d'un halo de sève et de sang» aux «mots du français», ceux d’une civilisation industrielle, du minéral et du permanent, qui «rayonnent de mille feux, comme des diamants.»
Enfin, transparait dans ce Discours ce qui, plus qu’une ambigüité, révèle «l’hystérie» du rapport moderne occidental à la nature. Dans une tentative lyrique, une formule crie soudain la nostalgie de la perte de ce supposé rapport privilégié: «L'homme moderne qui éprouve le besoin de se réconcilier avec la nature a beaucoup à apprendre de l'homme africain qui vit en symbiose avec la nature depuis des millénaires.» L’homme moderne est fier d’être «entré dans l’histoire» et de s’être détaché de ce rapport à la nature vu à tort comme aliénant, mais il lui manque les «joies simples» que «L’Afrique a éveillé», «de croire plutôt que de comprendre», «d'être en harmonie plutôt que d'être en conquête». Au-delà de ces clichés insultants pour l’homme africain, apparaît un regret du «désenchantement» de la nature, vu comme achevé en Occident. Ainsi pose-t-on la nécessité de se détacher de la nature, tout en regrettant le vide que cela crée chez l’homme moderne, sans plus s’attarder sur les contradictions intellectuelles abyssales et inquiétantes que cela suppose.
Ce Discours de Dakar est donc révélateur d’une philosophie pour le moins alarmante dans une période où une politique écologique volontariste serait nécessaire. Affirmer que «jamais l'homme (africain) ne s'élance vers l'avenir. Jamais il ne lui vient à l'idée de sortir de la répétition (des cycles naturels) pour s'inventer un destin», ce n’est pas seulement déformer l’histoire africaine, c’est aussi opposer d'un côté, le rapport étroit à la nature et, de l'autre, l'avenir. La modernité s’est construite sur une approche de la nature définie comme «ce que nous ne sommes pas», restreignant le droit à vivre et s’épanouir aux humains. Cet anthropocentrisme dangereux doit aujourd’hui être dépassé au profit d’une vision relationnelle qui respecte toutes les formes de vie. Ce Discours ne traduit donc pas seulement un manque de respect envers l’Afrique, il érige une vision anachronique du progrès, au mépris de l’environnement.