il a l'air sérieu le Paulo:
Le Monde pétrit la pâte à modeler latino-américaine
Renaud Lambert
Publié le jeudi 5 janvier 2006
Il est permis à tout le monde de se tromper, aux journalistes comme aux autres. Il y a toutefois des limites qu’on ne saurait dépasser sans s’exposer à quelques soupçons de désinvolture. Ceci est vrai des journalistes comme des autres. Lorsqu’il parvient à aligner au moins trois erreurs ou inexactitudes graves en moins de 1000 mots, dans un article intitulé « Le futur président bolivien, Evo Morales, célèbre auprès de Fidel Castro la "rencontre de deux révolutions" » (Le Monde, édition du 31 décembre 2005 et 1er janvier 2006), Paulo A. Paranaguá donne-t-il la preuve de son incompétence... ou de sa malveillance ? Peut-être faut-il lui reconnaître le mérite de parvenir à faire preuve de ces deux qualités en même temps...
Erreur ?
En lisant cet article - pour ne prendre que l’ultime avatar d’un traitement, somme toute homogène, de la Bolivie et de l’Amérique latine par ce journaliste -, on apprend que « (...) le président élu commence un périple qui le conduira en Europe (Madrid, Bruxelles et Paris, où il est attendu le 6 janvier), en Afrique du Sud, en Chine et au Brésil (...) ». Paulo. A. Paranaguá continue : « L’absence du Venezuela parmi les pays visités surprend ceux qui voient en Evo Morales un émule du président Hugo Chavez. » Elle surprend surtout ceux qui ne dépendent pas du Monde pour leur information et qui avaient pu apprendre... qu’Evo Morales s’était bien rendu à Caracas (capitale vénézuélienne) le 3 janvier 2006, avant de s’envoler pour Madrid [1].
Paulo A. Paranaguá ne s’arrête pas en si bon chemin. Non content d’asséner cette erreur avec aplomb, il profite de l’interrogation qu’elle soulève pour en rehausser l’éclat... par de nouvelles inexactitudes (qui rendent d’ailleurs plausible la première).
Alors que l’un des aspects les plus importants de l’élection d’Evo Morales est la création d’un axe La Havane - Caracas - La Paz cherchant à jeter les bases d’une intégration latino-américaine libérée de la tutelle nord-américaine (l’Alternative bolivarienne pour l’Amérique latine et les Caraïbes, ou ALBA), le lecteur est invité à comprendre que le torchon brûle entre le Venezuela et la Bolivie : « M. Morales a trois griefs à l’égard de [Hugo Chávez]. »
Fictions
Quels griefs ?
- Tout d’abord : « Caracas avait promis une équipe d’experts pour la campagne qui ne sont jamais arrivés ». Comment Le Monde a-t-il eu connaissance de cette promesse ? Comment est-il sûr que ces experts ne sont jamais arrivés ? Où et quand Evo Morales s’en serait-il plaint ? Le lecteur n’en saura pas plus. Avec cette vague imputation, le journaliste s’apprête à faire son entrée sur le territoire des pures fictions.
- Ensuite, second « grief » : « Le Venezuela, qui importait du soja bolivien, l’a remplacé par de l’américain. » C’est pourtant faux. Caracas achète bien du soja à l’étranger... mais au Paraguay (dans le cadre d’un accord avec le Mercosur qu’il a récemment rejoint).
- Enfin, troisième « grief » : « Hugo Chavez a signé avec l’Argentine et le Brésil un projet de gazoduc qui priverait le gaz bolivien de ses principaux acheteurs. » Faux à nouveau. La Bolivie doit prendre part à cet accord.
Mépris
Faudrait-il se résoudre à ne voir dans cet entrelacs d’erreurs qu’une ½uvre de la « main invisible » du journalisme d’approximation ou plutôt l’effet d’un regard socialement biaisé ? La réponse nous est peut-être donnée plus loin quand le journaliste suggère ainsi les réserves que lui inspire le mouvement politique du nouveau président bolivien : « Le Mouvement pour le socialisme (MAS, gauche) n’a pas de structures de direction autres que les assemblées organisées par les six fédérations de cocaleros (cultivateurs de coca) de Cochabamba, dont est issu le président élu. » Pourquoi le fonctionnement du MAS, sur la base d’assemblées, poserait-t-il problème ? Est-ce que les assemblées ne constituent pas un outil politique légitime ? Ou bien ne posent-elles problème que lorsqu’elles sont composées de « cocaleros » ?
Paulo A. Paranaguá est inquiet : « (...) les nouveaux élus du MAS arriveront au Congrès sans avoir exercé de mandat au préalable (...) ». Les « cocaleros » seraient-ils condamnés à déléguer l’action politique à « ceux qui savent » ? Cette nouvelle marque de mépris social ne surprendra guère. Notre journaliste n’avait-il pas récemment présenté Evo Morales comme un « caudillo » qui « lit très peu et écrit moins encore » ? [2]
Renaud Lambert