Concours de la magistrature et bilinguisme, l’alliance impossible
Des étudiants francophones, conscients de l’atout que représente le bilinguisme, ont fait le choix de réaliser leur master en néerlandais. Mais une loi de 1935 les empêche de passer le concours de la magistrature dans leur langue maternelle. Seule solution : refaire le même master… en français cette fois.
Depuis ma deuxième année de bachelier, je rêve de devenir juge d’instruction en français avec, comme atout majeur, mon bilinguisme. Désormais en dernière année de master à la KULeuven, je viens d’apprendre que ce ne serait pas possible et que je serais désormais “cantonnée” en Flandre toute ma carrière, à moins de recommencer exactement le même master en français. » Dans une lettre adressée au ministre de la Justice, Vincent Van Quickenborne (Open VLD), Romane Golinvaux déplore l’absurdité d’une telle situation. « Je trouve dommage qu’aucune alternative en termes de preuve de notre connaissance linguistique ne soit proposée. »
En Belgique, différentes voies existent pour accéder à la magistrature. Toutes nécessitent le passage d’un examen ou d’un concours organisé par la Commission de nomination et de désignation du Conseil supérieur de la Justice. « Ils visent à évaluer la maturité et la capacité nécessaires à l’exercice de la fonction de magistrat. » Outre les conditions imposées par l’article 259 bis 9 du Code judiciaire, la loi du 15 juin 1935 concernant l’emploi des langues en matière judiciaire impose au candidat d’exercer dans la langue de son master (anciennement licence). « Mon diplôme de la KULeuven me permettra uniquement de passer les examens d’accès à la magistrature auprès de la commission néerlandophone et de postuler ensuite à des places néerlandophones », résume Romane. « Faire mon master en néerlandais a été un choix difficile. A l’avenir, je ne veux plus être évaluée au même niveau que les néerlandophones qui sont, sans aucun doute, meilleurs que moi dans leur langue maternelle. »
La jeune femme s’étonne également de la difficulté à obtenir l’information. C’est seulement en master, lors d’un stage réalisé – de sa propre initiative – chez une juge d’instruction qu’elle prend conscience de cette contrainte linguistique. « Elle a été la première à attirer mon attention », se souvient Romane. « Même auprès des différents juges d’instruction, l’information ne semblait pas claire. Ils avaient l’air de penser qu’un test de langues serait suffisant pour attester de mon niveau de français. Lors d’un examen oral à la KULeuven, un professeur m’a même demandé ce que je voulais faire plus tard. Je lui ai répondu : “Magistrat dans ma langue maternelle (le français)”. Il m’a affirmé que l’on manquait cruellement de magistrats bilingues et que c’était donc une merveilleuse idée… »
Information tardive
Ce manque d’informations durant les études, l’étudiante de la KULeuven n’est pas la seule à le déplorer. Actuellement en 3e année de bachelier en droit multilingue à l’Université Saint-Louis, Louise a pris connaissance de cette règle lors d’un stage d’observation. « J’ai la chance d’être parfaitement bilingue. Après le bachelier, se posera donc la question de la communauté linguistique dans laquelle je vais réaliser mon master. Nous sommes plusieurs à ne pas vouloir fermer la porte à la magistrature et à ne pas savoir dans quelle langue poursuivre nos études. Je trouve cela dommage d’être contraint de travailler dans une seule langue lorsqu’on a la chance d’en maîtriser deux. »
A la faculté de droit de Saint-Louis, le doyen et professeur Pierre-Olivier de Broux affirme que les étudiants sont informés des spécificités linguistiques chaque année, lors des séances d’information. « Nous ne pouvons cependant pas nous assurer que tous les étudiants intéressés par un Master dans une université néerlandophone seront présents et prennent pendant ou après la séance connaissance de l’information. »
Clivage linguistique
Pour Romane et ses pairs, l’unique solution serait d’« obtenir une équivalence dans une autre université francophone », indique Vanessa de Francquen, présidente du Conseil supérieur de la Justice. Il est désormais possible d’obtenir l’équivalence en réalisant un master d’une année. « La langue du diplôme est un critère comme un autre. A ce jour, il s’agit du régime légal application », poursuit la présidente du Conseil. « On peut évidemment s’interroger sur sa pertinence. Certains masters sont désormais donnés en anglais. Un étudiant qui a suivi un cursus en anglais dans une université néerlandophone pourra uniquement passer le concours de la magistrature en néerlandais, même s’il ne le parle pas du tout. »
Avocat général à la Cour de cassation et ancien juge d’instruction, Damien Vandermeersch, diplômé d’un master à la KULeuven, a dû refaire son master à l’UCLouvain (à l’époque, il s’agissait d’une licence de trois ans) pour siéger en français. « En 1935, cette loi visait sans doute à éviter que les francophones de Flandre occupent les places réservées aux Flamands. Le critère est certainement discutable, mais il faudrait une volonté politique pour le réviser. La loi sur l’emploi des langues est une question d’équilibre liée à un héritage historique. Elle est difficile à modifier, en particulier lorsqu’elle concerne une minorité de personnes. ». Dans la Revue de droit pénal et de criminologie (1996), l’ex-juge d’instruction résumait ce clivage linguistique : « La complexité des règles en matière d’emploi des langues est à l’image de l’imbroglio institutionnel belge et constitue un de ces exemples de compromis “à la belge” dont la logique propre échappe souvent aux nécessités de la pratique et de la sécurité juridique. »