Bernard Delvaux: «Le déficit en logements est généralisé dans le monde et il est structurel»
Bernard Delvaux, emblématique patron wallon, est depuis peu à la tête d’Etex, une entreprise de matériaux de construction qui a réalisé un bénéfice record en 2021.
Ancien patron de la Sonaca (secteur aéronautique wallon), Bernard Delvaux se retrouve depuis six mois à la tête d’Etex, une entreprise belge, discrète, spécialisée dans la production de matériaux de construction (panneaux en plâtre, en fibre-ciment, isolation, protection incendie…) qui emploie 11.500 personnes dans 110 usines réparties dans 45 pays. Il est le premier à souligner qu’il hérite d’une entreprise saine et performante et qu’il n’est là que depuis peu. N’empêche, c’est lui qui annonce, pour 2021, les meilleurs résultats de l’histoire de la société, une année pourtant marquée mondialement par les effets persistant de la pandémie. Avec un chiffre d’affaires de 2,97 milliards et un cash-flow d’exploitation récurrent (Rebitda, bénéfice de la société avant soustraction des intérêts, des impôts…) de 570 millions, Etex a performé.
Bernard Delvaux, êtes-vous satisfait des résultats d’Etex ? Comment les expliquez-vous ?
Ce sont des résultats exceptionnellement bons dans une entreprise qui a bien progressé depuis les cinq dernières années. Des résultats dus à l’entreprise et à ses employés. Notre métier a bénéficié des effets favorables du covid : beaucoup de gens se sont rendu compte qu’un habitat agréable est important quand, parfois, on y passe plus de temps que prévu ; certaines personnes ont aussi eu une forme d’épargne forcée parce qu’ils n’ont pas pu dépenser leur argent en voyages, restaurants, etc. Et donc elles ont décidé, un peu partout dans le monde d’ailleurs, d’investir dans leur maison. S’y ajoute la vague de tout ce qui touche à la rénovation et à l’isolation des bâtiments soutenue par des incitants d’Etat. Parallèlement, nos marges se sont améliorées grâce à un haut taux d’utilisation des capacités de nos usines et une maîtrise des coûts du transport, par exemple.
En Belgique, certains secteurs de la construction semblent moins enthousiastes. Vous bénéficiez de votre taille à l’échelle mondiale ou bien est-ce la même tendance partout ?
Nous sommes dans le marché le plus porteur avec une construction légère et sèche utilisée de plus en plus dans les nouvelles constructions, avec des parois en plâtre et de l’isolant au milieu, des produits antifeux de plus en plus intégrés… Mais nous sommes aussi extrêmement actifs dans tout ce qui est rénovation ; rénovation et isolation de bâtiments anciens dont on sait qu’ils sont inefficaces en termes énergétiques et acoustiques, etc. Il y a des bâtiments à rénover partout dans le monde, c’est un avantage sur la construction en ciment ou en béton, plus liée à des nouveaux projets.
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Mais vous avez aussi dû augmenter vos tarifs.
Entre le milieu de 2021, quand les prix ont vraiment commencé à augmenter, et maintenant. Ça dépend un peu des produits et des pays parce que nos coûts sont différents mais, en moyenne, on a adapté de 15 % à 25 %.
C’est énorme !
Oui, mais quand le gaz est multiplié par 15, l’électricité par trois, on arrive à des chiffres bien plus élevés. On l’a fait graduellement, au fur et à mesure des augmentations de coûts. Aujourd’hui, l’acier a été multiplié par deux, le papier, dans certains cas, c’est entre 150 et 200 %. Ce sont des constituants de nos produits. Combien de temps est-ce que ça va être supportable pour le consommateur final, ça… ? Avec la guerre entre l’Ukraine et la Russie, on entre encore dans une autre dimension. Le gaz et l’électricité sont évidemment des constituants très importants de nos coûts et de nos prix. Jusqu’à présent, on le répercute chez nos distributeurs et les clients finaux. Mais on peut très sincèrement se demander si, à un moment donné, ça ne va pas affecter la demande. Le portefeuille du client final n’est pas illimité, or ces gens vont payer plus cher pour le chauffage, pour leur essence, leur nourriture. Je ne sais pas quel choix ils vont faire pour leur maison après les voyages, les restaurants. On peut craindre un ralentissement à partir du deuxième semestre parce que l’inflation va peser sur le portefeuille des gens, sur le revenu disponible.
Sombre perspective…
C’est pour ça qu’on a une vision relativement optimiste pour le domaine de la rénovation plutôt que les nouvelles constructions. Le coût du gaz et de l’électricité fait peser un poids énorme sur le portefeuille des consommateurs finaux qui sont donc plus incités à isoler ou rénover leur maison et diminuer la facture d’électricité ou de chauffage. Pour les nouvelles constructions, c’est un point d’interrogation. Il y a des projets de construction qui sont abandonnés parce que ça devient trop cher, l’acier est devenu trop cher, le bois est devenu trop cher, avec des prix qui sont multipliés par deux ou trois. Mais peut-être que dans trois mois, ça ira mieux…
Vous craignez la raréfaction de certains matériaux dans la construction ?
C’est un réel problème. Jusqu’à présent, honnêtement, nos services d’achats sont parvenus à faire en sorte que ça ne perturbe pas nos usines : aucune n’a dû arrêter à cause d’un manque de matériaux alors que pour certains produits on était à quasi 100 % de la capacité, on n’avait pas la capacité de produire plus.
Mais, à terme, vous n’avez pas de craintes ?
Pas vraiment. La grosse inconnue pour nous, c’est la problématique énergétique. Il y a le prix du gaz qui, à un moment donné, a été multiplié par quinze, le prix de l’électricité qui, à un moment donné, a été multiplié par trois. Ça, c’est une inquiétude. Il y a aussi la disponibilité vu la dépendance de l’Europe au gaz russe. Ça peut avoir un gros impact sur toute l’industrie consommatrice de gaz, dont nous faisons partie.
Vous êtes un groupe mondial, vous pourrez mieux gérer une crise européenne, non ?
Nous sommes dans un métier où la valeur de nos produits au mètre carré n’est pas très élevée mais ils sont chers à transporter. C’est la raison pour laquelle nous avons des usines à peu près partout : on doit être proche du client pour des questions de coûts de transport. Si, à un moment donné, une partie de l’Europe n’est plus alimentée en gaz, ce ne sera pas simple de substituer une production éloignée et de faire venir les produits.
En termes d’emplois, 2021 et les répercussions du covid sur le travail, vous vous en êtes sortis comment ?
Globalement, nous sommes assez stables. On est une entreprise dans laquelle la plupart des gens restent. Avec le covid, on a garanti l’emploi et assuré des indemnités dans les pays où l’Etat n’intervenait pas. Heureusement, la demande est repartie trois ou quatre mois plus tard. De plus belle. Beaucoup de sociétés qui avaient licencié massivement pendant cette période-là ont eu beaucoup de mal à réengager ensuite.
Vous avez aussi du personnel en Ukraine, comment ça se passe ?
Nous avons une usine en Ukraine, dans le Donbass, qui se trouve à cinq kilomètres de la ligne de front. Elle est évidemment à l’arrêt depuis le 25 février. On y a aussi une carrière qui peut servir d’abri en cas de besoin. Nous avons 200 personnes qui travaillent dans cette usine et qui aujourd’hui ne sont évidemment pas en mesure de travailler mais que nous continuons à payer et à soutenir individuellement. Nous cherchons des solutions individuelles d’exfiltration, si elles le souhaitent, pour elles ou pour leur famille puisque les hommes ne peuvent pas quitter le territoire ; ils peuvent faire en sorte que leur famille le quitte et nous, nous nous occupons de tout dans ces cas-là. Nous avons aussi 50 personnes à Kiev dans des fonctions administratives et commerciales qui, elles, pour la plupart, ont choisi de quitter le pays. Au total, nous avons déjà aidé 85 personnes à quitter le pays et à s’installer en Pologne ou en Roumanie. Et dans ces cas-là, nous nous occupons vraiment de tout.
Si on ajoute la guerre aux inondations, aux catastrophes… à l’avenir il y aura des besoins de reconstruire vite. Vous avez offert cinq maisons après les inondations qui sont aujourd’hui à Rochefort et Pepinster. Est-ce que les tiny houses représentent un créneau commercial potentiel ?
Nous ne sommes pas dans le business des tiny houses. Si on voit les maisons que nous avons offertes à Rochefort et Pepinster, elles font 150 mètres carrés sur deux niveaux, avec une isolation acoustique et thermique presque comme des maisons passives ; ce ne sont pas des cabanes en bois. Et elles sont là pour durer 50 ans. Là où on a investi dans ce qu’on appelle le « préfabriqué modulaire », dans neuf entreprises différentes, on le fait parfois pour des très grands projets. En Angleterre, ce sont des projets de 200 appartements qui font cinq, six étages. On n’est vraiment pas dans les petites habitations temporaires. On est dans des constructions durables, mais légères, fabriquées en usine avec des matériaux recyclables et légers. La deuxième remarque, c’est que le déficit en logements est généralisé dans le monde et il est structurel. Il peut être, dans certains cas, renforcé par des événements climatiques comme ceux qu’on a connus, mais ça reste marginal par rapport au déficit colossal de logement qui existe partout dans le monde et a fortiori le déficit de logements adéquats, adaptés et efficaces. Si vous regardez le logement en Belgique, c’est 40 % des émissions de gaz à effet de serre. Le logement en Belgique, c’est un logement qui date historiquement de la Seconde Guerre mondiale ou juste après et qui est très souvent épouvantable en termes acoustiques, de chauffage et de refroidissement. Donc il y a vraiment un énorme business structurel pour rénover cet habitat. Si on veut que les gens soient moins sur les routes, consomment moins en essence, il faut que l’habitat citadin soit plus accueillant, complet, abordable. Donc, il y a énormément à faire, indépendamment des inondations et autres événements tragiques. En Allemagne, il manque 400.000 maisons, là, tout de suite. Au Brésil, il en manque 4 millions. Les constructions légères peuvent répondre à ce challenge. On a besoin de méthodes de construction rapide. Il faut aussi que le matériau soit recyclable à la fin de vie. La France vient de sortir une régulation qui prévoit qu’on paye une taxe à la construction d’une nouvelle maison selon la recyclabilité des matériaux utilisés. Nous avons les produits qu’il faut pour payer un minimum de taxe. Et je peux vous garantir que l’isolation de la maison qu’on va construire avec nos façades de plaques de plâtre sera aussi résistante et tout à fait aussi étanche en termes énergétiques que n’importe quel ciment ou bloc.